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Je ne me souviens plus l’avoir saisie… À partir de cet instant, il y a un blanc dans ma tête… Tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir avalé une âcre fumée charbonneuse, d’avoir été brûlé dans le dos par un jet de vapeur en même temps que tout le fracas de notre planète explosait sous mon crâne.

À bout de souffle, vidé, anéanti, j’ai dû, je pense, m’évanouir plus ou moins après mon ultime effort.

Quand le calme est revenu en moi, je tenais Ève serrée contre mon corps et son souffle me chauffait le visage.

* * *

Je l’ai poussée contre le talus et je me suis levé. Je croyais que plus jamais je ne pourrais respirer normalement. J’avais un brasier dans la poitrine et je tremblais comme jamais vous n’avez vu trembler quelqu’un…

La fraîcheur a fini par me calmer un peu. Mon souffle s’est assagi. De ma manche, je me suis essuyé le front…

Ensuite, j’ai secoué Ève pour tâcher de la réveiller. Avec la dose de somnifère qu’Hélène lui avait collée, c’était impossible…

Courageusement, je l’ai saisie dans mes bras. Peut-être valait-il mieux qu’elle ne s’aperçoive pas de l’horreur de la situation.

D’une allure chancelante, je l’ai charriée le long de la voie jusqu’à l’endroit où cette dernière bordait la propriété. Maintenant je sentais la meurtrissure de mes pieds et l’étendue de ma faiblesse.

Je tenais Ève à bras le corps, comme on porte un enfant, et il m’était impossible de voir devant moi. J’ai pris le parti de la charger sur mes épaules, tel un sac. Cela me serait plus commode pour escalader la pinède.

En accomplissant ce mouvement, j’ai découvert à mes côtés, une masse sombre allongée contre le remblai.

Je me suis penché : c’était le corps déchiqueté d’Hélène.

CHAPITRE XIII

Elle avait dû croire que j’avais passé sous la locomotive, lorsqu’elle me courait après en m’appelant. Cela l’avait stoppée, et cette fraction de seconde d’indécision lui avait été fatale. Lorsqu’elle avait pensé à se jeter de côté, il était trop tard, la locomotive l’avait harponnée en biais. On aurait pu enfoncer deux poings dans la plaie qui béait dans sa poitrine. Elle avait une jambe presque arrachée, qui gisait perpendiculairement à son corps, comme jamais ne pourrait le faire la jambe d’un vivant… Seul son visage se trouvait épargné. À la lumière lunaire il était calme, presque souriant. Mais n’est-il pas puéril de vouloir découvrir des expressions sur la face mystérieuse des morts ?

Au loin, dans la ligne droite succédant à la courbe de la voie, je voyais se diluer le feu rouge du train. Et ce feu m’a fait songer à celui de l’auto pilotée par la mystérieuse femme blanche.

J’ai dominé ma répulsion et me suis agenouillé auprès d’Hélène après avoir adossé sa sœur au talus.

— C’était donc toi ? ai-je balbutié… C’était toi, fille tourmentée ? C’était toi, âme trouble cachée derrière ce beau masque…

Je me sentais dithyrambique. J’étais gonflé d’un noir lyrisme… Au lieu de m’épouvanter, cette dépouille criminelle exerçait encore sur moi son louche maléfice.

Le sens des réalités m’est tout de même revenu. Mes douleurs aux jambes m’ont arraché à la morbide extase de ce cadavre aimé. Je devais penser à la vie qui continuait. Ma vie, compliquée par celle des autres…

J’ai chargé Ève sur mon dos et je suis rentré à la maison.

* * *

Je l’ai étendue sur son lit, puis je l’ai dévêtue et bordée. Ensuite j’ai soigneusement brossé ses vêtements avant de les ranger sur un dossier de chaise. Quoi encore ? Oh ! oui… J’ai rincé le verre à dents pour faire disparaître les traces du somnifère, après quoi j’ai gagné ma chambre en laissant toutes les lumières éclairées. Je tenais à ce qu’Amélie, demain, découvrît la maison ainsi… Par la suite, cela renforcerait la thèse du suicide… On penserait, — j’y comptais du moins —, qu’Hélène avait agi sous le coup d’une dépression nocturne…

Inutile de vous dire qu’il m’a été impossible de fermer l’œil. J’ai tressailli en entendant sonner les heures et plus encore en percevant le passage des trains sur l’autre versant de la colline.

J’avais sans trêve devant les yeux le pauvre cadavre de « ma » fiancée.

Pauvre Hélène ! Comme elle avait dû souffrir pour en arriver là… Je frémissais à l’idée de cette immense haine accumulée au fil des jours, tissée, pensée après pensée, dans cette grande maison construite pour le bonheur. Le cas d’Hélène relevait plus du cabanon que de la justice… En tout cas, celle du ciel était intervenue au bon moment. Dans quelle inextricable situation me serais-je trouvé, si le destin n’avait été si opportun ? Je n’aurais pu livrer Hélène à la police ? Je n’aurais pu non plus abandonner Ève dans ses griffes…

Sa fin tragique me laissait insensible. L’avais-je seulement aimée ? Franchement, j’en doutais… Vue à l’envers, notre liaison me semblait factice et improbable. Elle m’avait troublé ! Elle m’avait charmé… J’avais connu avec elle des instants frénétiques… Mais était-ce bien cela, l’amour ?

* * *

Le jour a blanchi mes vitres. Les oiseaux ont recommencé leur ramage… J’ai accueilli l’aube avec soulagement.

J’ai entendu Amélie se lever. Tous les matins elle toussait et, en s’habillant, marmonnait je ne sais quels mots sur un ton d’imprécations…

Elle est descendue. J’ai fermé les yeux pour mieux guetter son cheminement dans la maison.

Elle a eu une exclamation en parvenant au premier. Elle a appelé Hélène sur plusieurs tons. Ensuite elle a dû descendre au rez-de-chaussée, car le bruit de sa petite vie s’est englouti pour moi dans le bruit chantant du jour.

Je me suis alors assoupi, assis dans mon lit, épuisé.

* * *

Je n’ai dormi que quelques minutes, mais cette trêve m’a ragaillardi. Comme j’achevais ma toilette, la vieille toupie est venue frapper à ma porte. Avant de lui crier d’entrer, j’ai glissé mes pieds en compote dans des baskets.

C’était la première fois qu’elle « me rendait visite » si je puis dire. Sur sa face ridée, l’inquiétude avait fait place à l’hostilité…

— Je me suis oublié ? ai-je candidement demandé.

Ça allait, cette phrase me servait de test, elle m’apprenait que j’étais parfaitement maître de moi.

— Non, c’est pas ça…

— Qu’y a-t-il, vous paraissez inquiète ?

— Je le suis, Mademoiselle Hélène a disparu…

J’ai eu le courage de rire.

— Disparue ! En voilà une histoire… Elle fait sa culture physique comme chaque matin ?

— Non !

— Alors un peu de footing…

— Non !

Elle me cisaillait avec ses nons aussi tranchants qu’elle.

— Qu’en savez-vous, Amélie ?

— Ses affaires de sport sont dans sa chambre… Ses vêtements aussi. Elle a dû partir en chemise de nuit… J’ai trouvé juste une de ses savates dans le couloir… Quand je suis descendue, toutes les lumières brillaient en bas…

— Oh ! Oh ! Et mademoiselle Ève ?

— Elle dort. Pas moyen de la réveiller… Probable qu’elle a eu son somnifère.