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— Je crois qu’elles étaient l’œuvre d’Hélène…

Il m’a lâché le bras pour me coller une bourrade.

— Et vous vous figurez que je n’y ai pas pensé ?

— Je m’en étais rendu compte… Voilà pourquoi je vous parle de ça… Je pense que cette pauvre Hélène avait le système nerveux tout à fait démoli… Elle a essayé de se venger de sa sœur en la faisant passer pour une simulatrice… Et comme elle n’arrivait pas à ses fins…

— Tout ça est bien triste, a soupiré le Docteur. Pourtant, la vie est simple quand on ne la prend pas au sérieux. Qu’est-ce qu’ils ont donc, les gens, à ne pas le comprendre ?

Nous avons continué notre marche au soleil. Amélie trottinait devant nous. C’était la seule tache noire dans ce paysage éclatant de couleurs.

— Et vous, mon brave ami, qu’allez-vous faire ?

— Ma valise, Docteur… Que puis-je faire d’autre maintenant ?

Il a eu geste de méridional pour balayer des considérations informulées. Mais il a laissé retomber sa main le long de son pantalon de coutil gris.

— Je vous souhaite bonne chance, jeune homme…

Il m’a laissé au carrefour. Après une courte hésitation, j’ai pressé le pas pour rejoindre Amélie. Nous avons gravi la rue bordée de murets en pierres plates. Nous nous taisions… Qu’aurions-nous pu nous dire ? Il n’existait que du silence entre nous, depuis le jour de mon arrivée.

Tête basse, le front en sueur, nous sommes parvenus à la grille. Ève était sur le perron, immobile, dans sa robe noire avec la peau d’ours jetée à nouveau sur ses jambes.

À sa vue, j’ai senti mon cœur se serrer.

Elle semblait infiniment précaire et vulnérable, vue de la grille.

Infiniment seule surtout. Cette maison sans style, avec son patio, son toit chinois, son parc et sa colline, ressemblait brusquement à une monstrueuse citadelle tentaculaire dont elle était à jamais captive…

Oui, Ève dans ce triste fauteuil ; Ève et sa robe noire, Ève et sa fortune qui ne lui donnerait pas de bonheur, c’était le visage de la solitude.

— Pourquoi est-elle venue au monde, celle-là, a soupiré Amélie.

Je n’ai pas pu me dominer davantage. J’ai empoigné les barreaux de la grille et je me suis mis à pleurer aussi fort que le voulait ma peine, en me cognant le front contre les barres rouillées.

* * *

Amélie me considérait avec surprise. Elle ne s’attendait pas à ce coup de cafard…

— Allons, entrez ! a-t-elle chuchoté. Si des gens vous voyaient…

J’ai avancé jusqu’au perron, guidé par le regard tendre et calme d’Ève.

Elle a étendu la main, m’a pris par mon revers et j’ai eu sa belle chevelure d’or sur la poitrine.

— Vous l’aimiez tant que cela, a soupiré l’infirme.

J’ai hésité.

— Ce n’est pas sur elle que je pleure, Ève… C’est sur vous…

Sa main qui agrippait mon vêtement est retombée sur la roue du fauteuil.

— Vous êtes sincère, Vic ?

— Oui…

Je lui ai caressé la tête, doucement, tendrement. Ensuite je suis monté préparer mes bagages sans rien dire. J’ai tout fourré pêle-mêle dans les deux valises. Ma petite chambre coquette dégageait une profonde tristesse malgré le soleil qui entrait à flot. Elle avait abrité les heures les plus extraordinaires et les plus douces de ma vie… Je n’oublierais jamais son papier cretonne, ses meubles délicats et le petit grincement du portique le matin sous ma fenêtre…

Quand je suis arrivé en bas, Ève se tenait dans le patio. Elle me guettait et son regard a piqué droit sur mes valises.

— Vic ! a-t-elle crié.

Je me suis approché d’elle.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous… vous partez ?

— Naturellement, vous comprenez bien que ma présence sous ce toit est désormais impossible !

— Que racontez-vous là ! Impossible… Pourquoi impossible ? Vous n’allez pas fuir comme un lâche ! Vous n’allez pas m’abandonner…

— N’importe qui vous dira que…

— Je me fous de n’importe qui, Vic ! Je ne veux pas rester seule ici !

— Vous avez Amélie !

— Vous appelez ça quelqu’un ?

— Voyons, Ève, il ne serait pas convenable que je prolonge mon séjour chez vous. Pour le coup, on me prendrait pour ce que je me refuse d’être !

— Et « la Boîte aux Rêves » ?

— Je crains qu’elle n’ait été qu’un rêve, précisément…

— Vous pensez me la laisser sur les bras ?

J’ai posé mes valises et me suis assis dans un fauteuil à bascule.

— C’est vrai, Éva… Dans le fond, je peux être votre employé… Seulement j’habiterai l’hôtel… Je viendrai souvent vous voir et…

Ève a mis ses mains en porte-voix :

— Améliiie !

La vieille ne devait pas se trouver très loin du patio, car elle a surgi presque aussitôt.

Ève possédait soudain l’autorité de sa sœur.

Elle a désigné les deux valises.

— Remontez les bagages de Monsieur Menda dans sa chambre.

Je me suis insurgé devant cette domination.

— Laissez-les, Amélie, je pars…

— Victor, si vous partez je fais un malheur !

— Vous trouvez qu’il n’y en a pas assez comme ça, de malheur, a bougonné la vieille.

Elle s’est attelée à mes valises.

— Où voudriez-vous aller ? m’a-t-elle jeté comme une gifle.

Je l’ai laissée partir avec mes effets. Dans le fond, je me sentais soulagé. Je le savais bien, que j’étais prisonnier de cette maison. Je n’en avais jamais douté. Cette notion d’emprisonnement, loin de me terrifier, me rassurait. J’avais toujours été un être assez flottant qui se laissait démonter par les aléas de l’existence. Ici, j’étais en sûreté.

Un sourire triomphant a égayé le visage d’Ève.

— Je ne pourrais plus vivre sans vous, Vic…

Elle prononçait ma condamnation. Maintenant que sa sœur n’était plus, je prenais la relève. C’était moi désormais le captif du fauteuil roulant.

— Ève, je vais vous proposer quelque chose…

— Non, non, Vic, pas de compromis…

— Ève, voulez-vous m’épouser ?

Elle a rougi, puis pâli… Un petit rictus a tordu sa bouche.

— Vous vous fichez de moi ?

— Non… Ève… C’est la seule façon de nous en sortir, vous et moi… Marions-nous, ainsi je ne serai plus tenté de fuir… Ou bien, si je l’étais, je ne le ferais pas… Bien entendu, nous ferons un contrat de mariage qui vous assure l’intégralité de vos biens. Il me serait insupportable qu’on me croie capable de vous épouser pour votre argent.

— Mais, Vic, on n’épouse pas une fille paralysée… Ça ne s’est jamais vu !

— Eh bien, cela se verra !

Elle luttait entre sa fierté et cette fabuleuse proposition. La femme l’a emportée.

— Pourquoi ce sacrifice, Vic ?

— Qui vous dit que c’en est un ?

— Vous… Vous m’aimez ?

— J’ai une infinie tendresse pour vous…

— Mais pas d’amour !

— Faut-il à tout prix coller une étiquette sur ses sentiments ? Je n’ai pas envie de vous quitter, c’est déjà un signe rassurant, non ?

Elle est restée un instant pensive, les sourcils froncés.

Moi, je vous aime depuis… depuis la première fois que je vous ai vu…

— Alors il ne faut plus hésiter.