Выбрать главу

— Allez-y…

— Quel âge avez-vous ?

Elle a essuyé son front en sueur d’un revers du bras. Ensuite elle a dû craindre que sa chaussure gauche se délace car elle a tiré sur la boucle du lacet bien qu’elle me parût parfaite. Tout ça lui a permis de me répondre sans me regarder :

— Trente-deux…

— Ma question ne vous a pas fâchée ?

— Pas le moins du monde.

— Alors je peux vous en poser une seconde ?

Là elle a souri.

— Pourquoi pas !

— En général, Hélène, à trente-deux ans, une fille non mariée est une vieille fille… Pas vous ! D’où ça vient ?…

J’ai tout de suite réalisé que j’étais allé un peu trop loin. Elle est devenue pâle. Une lueur mauvaise a brillé dans son regard.

— Je mène une vie saine, régulière… Je fais de l’exercice, vous le voyez…

À cet instant, je l’ai sentie désemparée et j’ai eu envie de la prendre dans mes bras.

— Excusez-moi, je suis idiot… Vous êtes mieux que jolie, Hélène : vous êtes belle !

Elle s’est fâchée.

— J’ai horreur qu’on me fasse des compliments. Ça n’est pas mon genre…

Elle s’est enfuie en courant et je suis resté tout penaud à côté du portique. J’ai entendu un éclat de rire et j’ai découvert le visage d’Ève à une fenêtre du premier. Elle n’avait rien perdu de la scène. Je lui ai adressé un signe de la main. Au lieu d’y répondre, elle s’est écartée de la croisée.

* * *

Au fond du hall, on avait construit en additif une sorte de monte-charge pour hisser le fauteuil de l’infirme au premier.

Cet engin ressemblait plus à un remonte-plats de restaurant qu’à un ascenseur. À la place de la porte il n’y avait qu’une chaîne de sûreté comme sur les anciens tramways.

Au moment où je pénétrai dans le hall, Ève atterrissait. Tout en m’apitoyant sur elle, je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’aisance de ses gestes. Elle manœuvrait son fauteuil aussi aisément que vous marchez. On sentait qu’il était devenu son prolongement direct.

Ce matin, elle portait une chemise écossaise incomplètement boutonnée, ce qui permettait d’apercevoir son soutien-gorge blanc.

Cette vision de ses « dessous » m’a incommodé, comme m’avait incommodé la veille la contemplation de ses formes idéales.

Je me suis avancé vers elle, m’efforçant de sourire.

— Bien dormi, Ève ?

Elle a ricané.

— Vous plaisantez, je suppose ? Voilà des années que je dors mal.

— À votre âge ?

— Mon âge n’a rien à voir dans cette insomnie, vous devez vous en douter…

— C’est la nuit que vous composez ?

— Oui.

— Voilà donc pourquoi vos poèmes sont si… noirs ? Rien n’est plus mauvais que les idées horizontales.

Elle dardait sur moi son regard limpide. Ce matin-là, il était encore plus clair que la veille.

— J’aimerais avoir des idées… verticales, Victor. Seulement, c’est tout à fait impossible.

Que pouvais-je dire ? Dans son cas, elle avait droit à l’amertume.

— Vous ne me demandez pas mon âge, à moi, a-t-elle murmuré…

J’ai rougi.

— Parce qu’on le lit sur votre frimousse : vous avez dix-huit ans, non ?

— Erreur : vingt !

— C’est la même chose…

— Et vous ?

— Vingt-huit…

Elle me détaillait avec une superbe impudeur, poussant son examen jusqu’à tourner autour de moi dans son damné fauteuil.

— Vous êtes plus que beau, m’a-t-elle dit enfin, parodiant ma déclaration à Hélène… Vous êtes presque joli.

Furieux, j’ai protesté.

— C’est pour vous foutre de ma figure que vous m’avez demandé de rester ?

— Non, c’est plutôt pour vous regarder… Je finissais par me demander si les hommes existaient.

Amélie est apparue. Elle ne pouvait pas me souffrir et ses petits yeux en boutons de bottine ne me le dissimulaient pas.

— Le petit déjeuner est servi…

J’ai marché à côté du fauteuil d’Ève jusqu’au living. Hélène nous y attendait. Elle avait troqué son short contre une jupe paysanne et son maillot contre un corsage blanc. Elle faisait de plus en plus jeune fille.

Après avoir dégusté un bol de café fort, j’ai écarté ma chaise de la table.

— Cette fois, c’est décidé : je vous quitte…

Elles se sont immobilisées simultanément avec la même expression consternée.

— Le voilà qui recommence, a soupiré Ève.

Je me suis levé pour arpenter la pièce car je ne tenais plus en place.

— Il est inutile de souligner l’inconvenance de ma présence ici, ai-je poursuivi. Je n’ai pas le tempérament d’un maquereau et je ne me laisserai jamais goberger par des femmes.

« Que voulez-vous, ça n’est pas mon genre !

— Vous employez des mots qui gâchent tout, a murmuré Hélène.

— J’emploie ceux qui s’appliquent à la situation, voilà tout ! Bon Dieu ! réfléchissez un tout petit instant… Me voici chez vous, que je ne connais pas, mangeant à votre table, dormant sous votre toit, sans posséder un centime en poche et sans avoir la moindre idée de la façon dont je vais m’en procurer… Vous estimez que c’est normal ?

Ève me contemplait comme on admire un tableau. C’est tout juste si elle ne mettait pas sa main en viseur devant ses yeux.

— J’aime quand il se fâche, a-t-elle soupiré. Il est formidable, ainsi, tu ne trouves pas ?

— Tais-toi donc ! a crié Hélène.

Je ne l’avais pas encore vue aussi excitée. Ses joues étaient toutes rouges. Dans son regard brillant on pouvait voir tournoyer de minuscules bulles d’or.

— Écoutez, Victor, je regrette que vous n’ayez pas compris à qui vous avez à faire. Nous sommes deux pauvres filles malgré notre argent. Nous vivons dans cette maison un peu comme des prisonnières…

— De la faute à qui ? lui ai-je rétorqué. Pourquoi vous être enfoncées dans cet isolement ? Tout le monde a des amis !

— Tout le monde sauf nous… Si vous saviez… Il y a les circonstances… Notre père était un renfermé. Il a eu, je dois le reconnaître, pas mal de déboires… Ma mère est morte en me donnant le jour… Il l’a pleurée pendant dix ans avant de se remarier… Sa seconde femme aurait presque pu être sa fille. Elle est restée avec lui le temps de donner le jour à Ève… puis elle s’est sauvée avec un homme. Alors il est venu ici avec ses filles… Il ressemblait à une bête malade. Il a creusé un formidable fossé entre nous et… l’extérieur…

Hélène s’est tue. Des larmes zigzaguaient sur ses joues en feu. Elle ne les sentait pas couler…

D’un seul coup j’ai tout compris… Elles n’avaient jamais connu la bonne vie chaude et bruyante du dehors. Elles ne savaient pas « faire »… C’est pourquoi elles s’accrochaient brusquement à moi… À moi qui représentais le reste du monde !

— Et puis, la maladie d’Ève n’a rien arrangé, a ajouté Hélène.

— Sans moi, tu aurais pu avoir ta chance, a murmuré l’infirme… J’y pense très souvent, tu sais… Tu as mon fauteuil roulant accroché au cou comme une entrave… Si au moins tu n’avais pas ce grand cœur qui te pousse à tous les sacrifices…

Quelque chose d’amer, d’aigre-doux, perçait dans ces paroles.

Je me suis assis, fatigué soudain par cette notion aiguë de leur détresse.