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— Bon, écoutez…

Elles se sont tues.

— Ça va, je reste encore quelque temps… Mais à la condition que je trouve un emploi par ici…

— Merci, a murmuré Hélène…

— Un emploi, a grommelé Ève, c’est facile, je vous engage…

Pourquoi fallait-il qu’elle dise toujours des mots maladroits ?

— Comme jardinier ? j’ai demandé.

— Non, comme secrétaire… Nous allons écrire un livre ensemble… Combien voulez-vous ?…

Hélène était au supplice une fois de plus. Comme elle ne pouvait constamment désavouer sa sœur, elle se contentait de détourner les yeux d’un air résigné.

— Malgré votre fortune, Ève, je suis trop cher pour vos moyens… Bon, je file, à ce soir…

Je suis parti sans ajouter un mot.

* * *

Cela m’a fait du bien de retrouver le mouvement des rues, la mer, la foule bigarrée des baigneurs. Le climat de la maison était débilitant. Je sentais bien que je ne pourrais y demeurer très longtemps, car mes nerfs ne tiendraient pas le coup.

Je n’avais pas un sou vaillant, mais cela ne m’effrayait pas trop. Par opposition à la vie végétative des demoiselles Lecain, la mienne me paraissait riche d’espoir et je ne comprenais plus mon désir d’en finir, l’autre soir.

Je suis allé à la plage en musardant par les petites rues brûlantes. L’air était immobile et le ciel paraissait blanc. J’ai trouvé un petit endroit escarpé dans les rochers. Je m’y suis allongé, les mains derrière la nuque, afin de me laisser bercer par le chant monstrueux de la mer…

À midi, la faim s’est mise à me tenailler. J’ai eu envie alors de regagner mon nouveau gîte, mais une élémentaire fierté d’homme m’a retenu. J’ai réfléchi à ma situation. Quand je parlais de « trouver du travail » ici, j’émettais plus un souhait qu’un projet. Je ne voyais pas très bien le genre d’emploi pouvant me convenir, à moins, naturellement, d’abdiquer toute ambition et de me faire loueur de pédalos ou garçon de restaurant !

J’avais une certaine instruction et je balbutiais l’anglais. C’était plutôt chétif. Je mesurais combien j’avais été mal inspiré de quitter la capitale sur un coup de tête. À Paris, tout le monde « fait son trou ». Il suffit de s’acharner. Tandis que dans ce pays de vacances…

J’ai brusquement dressé la tête. Sur la route bordant la plage, une grosse voiture américaine venait de stopper et klaxonnait à vous fracasser le tympan. J’ai mis ma main en visière, à cause de l’éblouissante lumière et j’ai reconnu Hélène derrière le volant. Je me suis levé, heureux tout à coup à la pensée de la revoir, et surtout de la voir seule.

Elle portait un petit tailleur de toile bleue qui lui allait à ravir… Une lueur de contentement brillait dans son regard.

— Je me doutais que vous étiez là, a-t-elle murmuré…

— Ah oui ?

— Où peut aller un homme sans argent, sinon au bord de la mer ?

— Bien raisonné, Miss Sherlock-Holmes !

J’étais mécontent d’avoir été surpris en flagrant délit de farniente. Après ça, je pourrais toujours me faire péter le bec au sujet du soi-disant travail que je cherchais…

— Vous voyez, ai-je grommelé, je suis sur le sable, au sens exact du terme !

Je la contemplais soudain avec défiance, me demandant très confusément si elle n’était pas l’hystérique de l’autre nuit. En la voyant au volant, j’avais éprouvé un petit frisson dans le dos qui m’avait alerté.

— Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux méchants ? s’est-elle inquiétée.

— Je… je pensais à quelque chose, Hélène…

— Peut-on savoir à quoi ?

J’ai planté mon regard dans le sien ; je me suis en quelque sorte « installé » dans son entendement.

— Je me demandais si vous n’étiez pas la femme de l’autre soir.

— Celle qui vous a renversé ?

— Oui, celle qui m’a… renversé, Hélène !

Elle n’a pas cillé. Aucun muscle de son visage n’a bronché. Ses yeux restaient limpides et tristes…

— Vous êtes entêté… Je vous ai déjà dit que je ne sortais jamais la nuit. Et puis, vous vous imaginez que si je renversais un piéton je prendrais la fuite ? Vous avez une bien piètre opinion de moi, Victor.

— Excusez-moi… Je suis très porté sur l’imagination, Hélène… Où alliez-vous ?

— Je vous cherchais…

— Moi !

J’étais stupéfait.

— Oui, vous !

— Qu’est-ce qui se passe ?

Au lieu de répondre, elle est descendue de l’auto. Elle avait des souliers sans talon, en cuir bleu… Elle a fait quelques pas dans le sable et s’est assise sur un rocher.

— Il se passe que ma sœur est en pleine dépression. Cela lui arrive souvent, mais jamais aussi fort. Je crois que votre arrivée chez nous l’a troublée…

— Troublée ?

Hélène a fait un geste d’acquiescement.

— Vous voyez, il faut que je m’en aille… Ma présence ne lui vaut rien !

— Vous ne comprenez donc pas, Victor, qu’elle a eu le coup de foudre pour vous ?

J’ai ressenti un immense écœurement. Quelque chose s’est noué dans ma gorge. L’idée m’était intolérable comme une pensée incestueuse…

— Alors, il n’y a plus à hésiter… Je vais disparaître en quatrième vitesse.

Elle m’a regardé d’un œil méprisant.

— Vous n’êtes guère charitable, Monsieur Menda !

— Il y a des charités impossibles, Mademoiselle Lecain !

Elle est restée pensive un instant, puis elle a pris le parti de sourire.

— Quelle curieuse rencontre que la nôtre, a-t-elle murmuré. Depuis que vous avez franchi notre seuil, nous ne pouvons pas prononcer dix paroles sans nous jeter des choses cinglantes au visage.

— C’est vrai, nos relations ont démarré du mauvais pied…

Un silence gêné s’est alors établi, à peine troublé par le bruit de concassage des cigales. Hélène ne bougeait pas. J’admirais son port plein de noblesse, la façon racée qu’elle avait de tenir la tête droite… Tout en elle donnait une impression d’élégance aisée. Elle possédait ce qui manque par-dessus tout à tant de femmes : la classe.

— Alors, vous allez disparaître ? a-t-elle questionné au bout d’un moment infernal.

— Il le faut bien. Malgré ses vingt ans, votre sœur est une gamine… Il serait dangereux de laisser se développer en elle un sentiment de cet ordre… Jusqu’ici, ce soi-disant coup de foudre dont vous pariez n’est qu’une idée de gosse chimérique. Elle s’intéresse à moi comme elle s’intéresserait à un livre qui lui a plu…

— Vous ne la connaissez pas. C’est trop tard, Victor !

J’ai saisi une poignée de sable. Les grains brûlants coulaient entre mes doigts serrés.

— « Voilà à quoi ressemble son amour, Hélène…

J’ai ouvert la main…

Quelques particules de silex s’étaient incrustées dans ma paume. Hélène a eu alors un geste imprévu. Elle a posé sa main sur la mienne. Les grains de sable ont griffé notre peau sous ce contact. Mon cœur devenait tellement gros que je ne pouvais plus le contenir. Il envahissait tout mon être.

J’ai essayé de la regarder, mais ses yeux pâles demeuraient braqués sur l’horizon bercé par la mer.

— Hélène !

— Oui ?

— Ce n’est pas à cause d’Ève que je dois partir…

— Ah ?