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— C’est à cause de vous…

Ne pensez pas qu’elle ait poussé un soupir ou qu’elle m’ait jeté un regard de circonstance. Elle a attendu un instant, puis sa main a quitté la mienne, comme un oiseau s’envole d’une branche.

— Vous me comprenez, Hélène ?

— Je ne sais pas.

— Vous le savez très bien…

— Bon, mettons que je le sache, et alors ?

Était-ce par jeu qu’elle compliquait mon embarras ? Ou bien voulait-elle me conduire par les chemins de la vérité jusqu’au fond de moi-même ?

— Alors rien, Hélène… Si j’étais un aventurier, je pourrais jouer le jeu… Mais, hélas, je ne suis qu’un honnête garçon… Trop de conscience et pas suffisamment de culot pour vivre convenablement notre époque, vous voyez ce que je veux dire ?

— Conclusion ?

— Conclusion : nous n’avons pas intérêt, les uns et les autres, à prolonger cette situation. En tout cas, je ne m’en sens pas capable.

Elle s’est levée…

— Ce sera comme vous voudrez, Victor… Je ne vous demande que deux ou trois jours de répit ; le temps que vous déceviez Ève… avec le maximum de doigté. Il va falloir semer de la désillusion dans cette âme rêveuse, comme on sème de la poudre à tuer l’herbe… Vous venez ?

Je l’ai suivie. Lorsque nous avons été dans l’auto, j’ai évoqué très fort cette étreinte de l’avant-dernière nuit. Non, la femme en rut qui m’avait levé, comme un marin en bordée lève une catin, ne pouvait pas être Hélène…

Ou plutôt : Hélène ne pouvait pas être cette femme-là !

CHAPITRE V

Ève nous attendait sur le perron. Dans son fauteuil, avec sa peau d’ours blanc et ses cheveux d’or, elle semblait poser pour un peintre.

Lorsqu’elle m’a vu descendre de l’auto, elle a fait demi-tour et s’est catapultée à force de roues à l’intérieur de la maison. Quand nous sommes arrivés dans le hall, l’ascenseur parvenait déjà au premier étage.

Je me suis tourné vers Hélène.

— À quoi joue-t-elle ?

— Peut-on le savoir, avec elle ? Elle était anxieuse, et maintenant que la voici rassurée, elle joue la désinvolture. Il est probable qu’elle boudera jusqu’à demain…

— « C’est ce que nous allons voir. Où se trouve sa chambre ?

— C’est la première porte à gauche de l’ascenseur…

Je me suis élancé dans l’escalier, bien résolu à commencer mon travail de désenchanteur. J’allais fly-toxer son coup de foudre, à cette petite crétine…

D’un poing rageur j’ai martelé sa porte.

Elle n’a pas répondu. J’ai alors tenté d’ouvrir, mais elle avait poussé la targette.

— Ève, ouvrez-moi tout de suite !

Le silence était chargé de confuses menaces.

— Si vous ne m’ouvrez pas, je vous préviens que je fiche le camp pour tout de bon ! Vous pourrez toujours envoyer votre sœur à mes trousses !

Elle s’est décidée. Elle se tenait derrière la porte, la main sur le verrou, car celui-ci a été actionné instantanément.

J’ai pénétré dans cet espèce de sanctuaire rose qu’est une chambre de jeune fille. Il y flottait un parfum tendre… Les murs étaient tendus de rose très pâle. Des tentures vieux-rose et des tapis pourpres complétaient l’harmonie… Les meubles Charles X en bois clair étaient garnis de bibelots en opaline rose ou blanche.

— Que voulez-vous ?

— Une explication…

J’ai eu peur qu’elle soit malade car son visage était presque blanc. L’émotion décolorait ses lèvres délicates… Et une peur mystérieuse la rendait absente.

J’ai refermé la porte en prenant soin de repousser le verrou. Le fauteuil roulant était collé au mur. J’ai commencé par saisir un coin de la peau d’ours et j’ai envoyé promener celle-ci à travers la chambre.

— Vous vous croyez au Labrador, Ève ?

Je n’osais pas regarder ses jambes. Pourtant, il le fallait. Je m’étais imaginé qu’elles étaient atrophiées, mais pas du tout : elle avait des chevilles très normales, des mollets bien faits, bien ronds, comme la plupart des jeunes filles.

— C’est honteux ! a-t-elle balbutié, vous avez des façons…

— Je suis venu ici pour vous parler des vôtres, ma petite !

Maintenant que ma première colère était tombée, j’étais obligé de me forcer un peu pour rester sous pression.

— Vraiment ?

— Puisque vous m’avez élu comme ami, je vais me comporter comme un ami, c’est-à-dire vous déballer vos quatre vérités !

Elle a réprimé un hoquet dû à l’oppression.

Puis elle a voulu dire quelque chose de vache mais n’a rien trouvé.

— Ève, vous croyez que votre infirmité vous donne des droits, alors qu’elle ne donne que des devoirs à celle qui s’occupe de vous ! Au lieu de faire front à la situation — qui, je le reconnais, n’est pas drôle — vous adoptez la solution de facilité : l’amertume.

— Vous voudriez quoi ? Que je fasse pitié ? On peut me coller à un carrefour avec une sébile à la main, si vous croyez ?

— Taisez-vous ! Et essayez de comprendre que ce n’est pas en haïssant ceux qui marchent que vous leur ferez oublier que vous, vous ne marchez pas !

— C’est un mot d’auteur ?

Elle était odieuse à force de se montrer impertinente. Je l’ai giflée. C’était la première fois que je portais la main sur une femme. Je n’aurais jamais cru que ce fût possible.

Je l’ai giflée comme on gifle une sale gosse qui s’attache à vous faire sortir de vos gonds. Seulement après, il m’a semblé que mon bras était en plomb. Je l’ai laissé tomber le long de mon corps, écœuré par mon geste. Je n’osais plus la regarder. J’ai cherché à tâtons la poignée de la porte. J’avais comme un brouillard devant les yeux.

Elle a crié :

— Victor !

Je me suis détourné. Sa joue droite était toute rouge. Elle avait un sourire radieux et son regard ressemblait de nouveau à l’eau verte du bassin.

Elle a eu un geste de la main.

— Approchez !

Je lui ai obéi. Je m’imaginais qu’elle allait jeter ses mains sur ma figure, toutes griffes dehors. J’éprouvais à l’avance la cuisante douleur de ses ongles arrachant ma chair. Elle m’a saisi la tête et m’a forcé d’approcher mes lèvres. Puis elle a brutalement plaqué sa bouche sur la mienne. Nos dents ont crissé sous le choc et ma lèvre supérieure a éclaté. J’ai eu instantanément l’âcre goût du sang dans la bouche… J’ai essayé de reculer mais elle m’a tiré si fort à elle que, dans ma position inclinée, je n’ai pas pu me dégager. J’ai senti son souffle tiède entrer en moi… Son baiser est devenu frénétique… Au début il m’a causé une grande répulsion, mais ensuite j’ai oublié que c’était à elle que je le devais… Et je le lui ai rendu avec autant de violence qu’elle me l’avait donné.

Lorsqu’enfin j’ai pu me soustraire à cette étreinte, j’avais la tête qui tournait. Je me suis tamponné la lèvre avec mon mouchoir.

— C’est malin, ai-je grondé en la regardant d’un œil meurtrier.

Je crois qu’à cet instant, sa mort m’eût été agréable. Elle gardait les yeux mi-clos et, la tête appuyée au dossier de son siège mobile, ne perdait pas un de mes gestes.

— En me giflant, Victor, vous m’avez traité comme une personne normale, suivant vos grands principes… Alors, excusez-moi si, pendant quelques secondes, je me suis comportée effectivement comme une personne normale.