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Quand ma lèvre a cessé de saigner, j’ai rouvert la porte.

— Allez, ouste, on redescend…

Elle n’a pas protesté. Je me suis effacé pour la laisser passer.

Ève s’est montrée très enjouée pendant le repas et a fait les frais de la conversation. Elle se comportait comme si elle avait été ivre : criant, gesticulant, se mettant à rire sans raison… Nos baisers l’avaient rendu complètement folle. Maintenant, je ne pouvais plus partir. Elle aurait tout dit à Hélène et j’étais prêt à faire n’importe quoi pour que celle-ci ne sache jamais ce qui s’était passé là-haut. Il existe certainement des minutes de la vie qu’on aimerait pouvoir anéantir. C’était celles-là que je répudiais.

Après le dîner, nous sommes allés respirer l’air du soir dans le patio. Ève, brusquement tarie, restait figée. On la sentait aux limites d’une crise. Hélène a proposé que nous allions nous coucher. Et nous avons sauté sur cette occasion d’échapper au maléfice pesant sur notre petit groupe.

* * *

Naturellement, je n’avais pas sommeil. Du reste, je dors peu et tard. Cette émission qui terminait le programme du poste où je travaillais avait fait de moi un noctambule. La réadaptation à une existence paisible s’avérait difficile…

J’ai essayé de lire un roman policier emprunté à Ève, mais à la fin de chaque page je m’apercevais que je n’avais prêté aucune attention au texte. Je suis allé fumer une cigarette à la fenêtre… Il faisait un clair de lune de cinéma. J’entendais les lointains flonflons d’un bal, près de la plage… Bien que j’aie horreur de la danse, j’aurais aimé me trouver au bord de la piste pour voir tournoyer des couples dans la lumière…

J’étais torse nu, à cause de la touffeur de ma chambre… À pas de loup, j’ai descendu le petit escalier de bois conduisant au premier. Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis que nous avions regagné nos chambres. Aucun rai de lumière ne filtrait sous les portes. Prenant grand soin de ne pas faire craquer les lattes du parquet, j’ai gagné le hall, puis, de là, le patio où la pleine lune étalait un grand carré blême. L’eau glougloutait dans le silence. Son bruit plus que son mince filet donnait de la fraîcheur à l’air engourdi de la nuit.

Nu-pieds et vêtu de ma seule culotte de pyjama, j’ai sauté le muret sommé de tuiles creuses qui s’interposait entre le patio et la colline. Les touffes de thym me raclaient la plante des pieds, mais je n’en avais cure. J’ai gravi la pente rêche comme un tapis brosse. Une fois en haut, je me suis retourné et vraiment je n’ai plus regretté mon escapade. De mon point de vue, je dominais la demeure endormie, puis le chemin bordé de pins conduisant à l’entrée… Plus bas, il y avait les autres villas, les toits décolorés du village, et enfin la mer immense et scintillante cernée de lumières… J’entendais mieux la musique du bal. Parfois elle était comme happée par l’horizon, et puis elle me sautait à nouveau dans les oreilles avec le mugissement de ses cuivres en délire et la plainte canaille de son accordéon.

J’ai retrouvé l’âcre bien-être que j’avais ressenti, la veille, dans le patio, en compagnie de mes deux nouvelles amies. Sous les étoiles de cette nuit méditerranéenne, Ève et son baiser vénéneux n’a été qu’un souvenir improbable qui ne me persécutait plus. J’ai respiré aussi profondément que j’ai pu l’air sucré. J’aurais voulu aspirer la nuit entière… Elle était grisante et d’une infinie richesse…

Au bout d’un instant, il m’a semblé percevoir un frémissement dans le patio.

Tout de suite, j’ai cru qu’un chat venait rôder là, mais, en y regardant de plus près, je me suis aperçu que quelqu’un longeait le mur afin d’éviter la lumière de la lune.

Je ne suis pas plus courageux que la moyenne des hommes ; seulement je pense sincèrement que la moyenne des hommes est courageuse. Plié en deux, j’ai dévalé la colline en prenant soin de rester dans l’axe de la maison afin d’éviter que le rôdeur m’aperçoive. Parvenu près du patio, j’ai coulé un regard par-dessus le muret pour voir où se trouvait l’individu. Je n’ai plus vu personne. Était-il rentré ? Si oui, ça lui avait été facile, car je n’avais pas refermé la porte du hall derrière moi.

Et pourtant, mon instinct aiguisé par l’appréhension me disait que la silhouette furtive se trouvait encore à l’extérieur.

La nuit était soudain d’un calme effrayant. Les flonflons du bal s’étaient tus et il ne subsistait que la plainte creuse de la mer, là-bas, et les petits cris nostalgiques des grenouilles.

J’ai contourné le patio… et je suis parvenu sur la face principale de la demeure. La forme était là… Mais, au lieu de chercher à s’introduire dans la maison, elle s’en éloignait en évitant l’allée pour ne pas faire de bruit. Il s’agissait d’une silhouette féminine… Je me suis ramassé sur moi-même afin de piquer un sprint décisif. Aussitôt que je serais à découvert, la femme s’enfuirait, et comme elle possédait une fameuse avance sur moi, je ne voulais pas risquer de la perdre.

Contrairement à la fugitive, j’ai choisi les dalles de l’allée à cause de mes pieds nus. Une ultime aspiration, puis j’ai foncé…

Le claquement de mes pieds sur le ciment l’a fait se retourner. J’ai failli prendre mal au cœur en reconnaissant Hélène. Mon élan s’en est trouvé coupé net, et mes muscles m’ont été douloureux de cet arrêt brutal. Au lieu de s’enfuir, Hélène m’attendait. Je me suis avancé vers elle d’un pas un peu flottant. Lorsque j’ai été tout près d’elle, je me suis aperçu qu’elle souriait. Elle portait une jupe provençale, lourde et ample, avec un léger pull à col montant.

— Vous m’avez fait peur ! a-t-elle soupiré…

— Où alliez-vous ?

Ma voix était rauque. Elle contenait quelque chose de brutal qui m’a fait un peu peur. J’ai senti que mes mains tremblaient.

— Faire un tour…

— Je croyais que vous ne sortiez jamais la nuit ?

— En effet, mais ce soir je n’arrivais pas à dormir…

— Alors, vous alliez sortir la voiture pour racoler un type sur la plage !

Je vous jure que, dans la pénombre, j’ai vu saillir sa mâchoire. En tout cas ses yeux se sont mis à étinceler.

— Êtes-vous devenu fou, Victor ?

— Je me le demande ! On sent en effet sa raison chanceler lorsqu’on découvre qu’une fille comme vous n’est en réalité qu’une putain !

Elle m’a rendu la gifle que j’avais administrée à sa cadette. Son geste a été tellement rapide que je n’ai pu l’éviter. Une chaleur intense a embrasé la partie gauche de mon visage. Cette réaction m’a calmé instantanément.

— Qu’est-ce qui vous a pris de m’insulter ? a-t-elle questionné de sa voix mesurée. Pourquoi m’avez-vous dit que j’allais racoler un homme ? Comment avez-vous pu avoir une pareille pensée ? Comment avez-vous osé me la jeter ainsi à la face…

J’ai respiré un grand coup. L’odeur du thym m’a paru beaucoup moins agréable que tout à l’heure… J’avais quelque mal à rajuster mes pensées.

— Écoutez, Hélène, je vous ai menti en vous disant que j’avais été renversé par votre voiture…

— Je m’en doutais…

Surpris, j’ai questionné :

— Pourquoi ?

— Mais parce que je suis une femme ordonnée, Victor, je verrouille toujours mon garage et je suis bien certaine que personne n’emprunte nuitamment ma voiture !

À la véhémence de cette protestation, j’ai réalisé l’étendue de mon erreur. Si ç’avait été elle, la désaxée de l’autre nuit, elle aurait tâché au contraire de renforcer mon hypothèse au lieu de la repousser.