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Qu'à ce moment le destin, ce mariolle avec lequel je flirte depuis si longtemps, chamboule mes projets. Vu que tu as un vol-au-vent à la place du cervelet, je te rappelle qu'une ligne de tram longe le Chalet Pantarolli. La voie est bordée de part et d'autre d'une barrière métallique noyée dans une haie de lauriers taillée à un mètre de hauteur. Devant la terrasse du troquet, la haie est échancrée pour permettre la traversée de la voie, aux risques et périls de l'usager.

Un hurlement terrible me fait sursauter. C'est la gonzesse du Balafré qui le pousse.

— Diego !

En un milliardième de seconde j'avise la situasse. Le gamin a échappé à la vigilance de ses parents et se balade au milieu de la voie en faisant « tchouc-tchouc-tchouc » tandis que l'un des derniers trams de la soirée rapplique à grande vitesse dans son dos. Un auteur plus talentueux que moi n'hésiterait pas à écrire : « mon sang se glace et n'écoutant que mon courage je prends mes jambes à mon cou. » Seulement chaque fois que j'ai pris mes jambes à mon cou je me suis cassé la gueule, ça ne t'étonnera pas, quand j'ai voulu écouter mon courage je n'ai entendu que les battements de mon cœur et la seule fois où mon sang s'est glacé, je suis mort.

Comme c'est moi le plus près de l'enfant, je fonce sans me poser de questions. L'état des lieux n'est pas brillant. Le tramway (que je ne nommerai pas Désir) est déjà sur nous, prêt à nous happer. Le conducteur vient d'actionner le frein. Mais ce genre de vieilles locos lancées à bloc demandent plus de cent mètres pour s'arrêter.

Ma première idée était d'attraper le marmot et de sauter la haie avec lui. Trop tard ! Je ne perds pas de temps à suer, à puter ni à supputer : je plaque le môme au sol, bien au centre de la voie et m'allonge sur lui, l'aplatissant de tout mon poids.

Le mastodonte nous passe dessus dans un crissement d'enfer. Ses roues bloquées lancent des étincelles et des flammèches. Le bas de caisse du tram me frictionne les endosses, engendrant une vive brûlure. J'ai bien fait de ne pas toucher à mon plateau repas dans l'avion, un gramme de plus et je finissais tartare sur le pavé de la Bella Roma.

Lorsque l'engin finit par s'arrêter à quelque distance devant nous, je mets un certain temps à redresser la tête. Notre survie tient du miracle. Ma première pensée est pour l'enfant. Mes quatre-vingts kilos de muscle ne l'ont-ils pas molesté ? Je me laisse rouler sur le côté pour lui permettre de se dégager. Il se redresse d'un bond, hilare, trouvant le jeu des plus rigolos. Je me mets à genoux et le serre contre mon cœur.

— On s'en est sortis, bonhomme !

— Otra vez ! Otra vez ! (encore, encore) qu'il réclame.

La jolie fille se précipite, le visage défait. Elle s'empare du gamin et l'entraîne en le couvrant de baisers. Une main se tend pour m'aider à me relever. Tu as deviné ? Celle du Balafré. C'est pas de jeu, tu connais les plus émouvantes séquences de Sergio Leone !

— Vous avez sauvé mon fils, fait sobrement Paco, en italien. Je vous en serai toujours redevable.

— Vous auriez fait pareil avec ma petite fille, m'entends-je-t-il répliquer, humide comme une serpillière d'hospice de vieux. Elle a presque le même âge que votre Diego.

— Vous êtes français ? demande-t-il en me pétrissant la main de reconnaissance.

L'émotion ne doit pas empêcher un individu de ma trempe de garder la tête froide.

— Belge ! rectifié-je. Je travaille pour une grande marque de bière.

Toute la troupe m'entoure, me palpe, me félicite, me gratule. Sauf deux jeunots qui traitent le conducteur du tram d'enculé, en quechua, ce qui ne tire pas trop à conséquence.

On se retrouve bientôt sous la tonnelle devant un amas de boissons et de victuailles. Les instruments reprennent du service et les chants en mon honneur se succèdent.

Paco se retire le premier. Il doit aller coucher Diego et retrouver sa femme qui attend un bébé pour dans quinze jours. Il me réitère sa gratitude. Je vois malgré tout briller dans son œil une flamme cruelle qui me fait froid aux miches.

Après son départ, je me consacre à la jolie fille en culotte blanche. Elle se prénomme Carmela. Elle est en fait la sœur de Paco et ne semble maquée avec aucun des lascars ici présents. Elle me raconte brièvement sa vie. Débarquée du Pérou avec une partie de sa famille dans la Ville éternelle, elle a trouvé un job à l'ATAC, la société des transports romains. Son travail, c'est de nettoyer les bus et les trams qui partent de la piazza Mancini, au nord de la ville et se dispersent un peu partout dans la cité.

La nuit s'avançant, la jeune femme se propose de me raccompagner à mon hôtel sur son scooter, un Piaggio plus délabré qu'un couscoussier de Touareg en exil. Je monte derrière elle, accroche ma main gauche à son nichon et assure ma main droite sur le haut de sa cuisse, tandis que mon ami Popaul lui interprète « Un jeune tambour rapatapla » sur les miches. Elle pilote sa Vespa avec dextérité et emprunte la via Fracassini. Contrairement à ce que je pensais, Carmela ne ralentit pas devant l'hôtel Ingrid. Au contraire, elle accélère et s'engage sur le Lungotevere Flaminio en direction du Stadio Olimpico.

— On a dépassé mon albergo ! lui fais-je-t-il remarquer.

— Yo sé ! répond la fille. On va chez moi, je ne fréquente pas les hôtels.

— Pourquoi ? Tes papiers ne sont pas en règle ?

— Si. Mais ils vont me prendre pour une pute.

Muy bien. Manière d'occuper le trajet, j'attaque la pointe de son sein à travers la fragile étoffe de son t-shirt, lui imprimant un délicat mouvement comme si mes doigts cherchaient radio-Londres sur un poste à galène. Dans le même temps, mon médius contourne l'élastique de son slip et s'infiltre en des tiédeurs foisonnantes. Deux minutes plus tard, Carmela couine en se dandinant sur sa selle et son orgasme manque de nous envoyer sur le parapet bordant le Tibre. La môme se ressaisit, évite une Fiat Uno et bifurque sur la droite.

La sœur de Paco habite au cœur du village olympique constitué d'immenses bâtisses en voie de clochardisation, perdues dans une espèce de terrain vague qu'un promoteur peu scrupuleux nommerait jardin à la française. Ces immeubles destinés à héberger les athlètes des Jeux de Rome devaient tout juste être salubres en 1960 lors de leur construction. Aujourd'hui, un tsigane bulgare ayant vécu en Roumanie sous Ceausescu les estimerait indignes d'y loger sa belle-mère.

Carmela juche sa bécane sur son cale-pied et me fait signe de la suivre. Comme nous allons pénétrer sous le porche sulfureux du bâtiment H2SO3, je remarque sur le parking la lueur d'un plafonnier s'éclairant brièvement, cela signifie qu'un individu vient de sortir d'un véhicule en stationnement.

Nous escaladons les trois étages, pisseux et couverts de tags. Carmela me rend la monnaie de ma branlette en m'astiquant le zouave pontifical à travers mon bénouze. Qu'à peine arrivés dans son minable deux-pièces, je l'embroque tout debout. Elle se contente de lever très haut l'une de ses cannes, comme les grues cendrées des documentaires de la Cinq certains dimanches après-midi. La mignonne s'enquille presque aussitôt un nouveau panard et nous basculons sur son paddock pour la suite du rodéo.

Cette fois, je lui sors le grand jeu, à la petite Péruvienne. Je lui interprète : le con d'or pas sage ! Nuit chauve sur l'Aconcagua ! Le Machu Picchu en folie ! Le grand Lama baveur ! Les vigognes sont de retour ! Lime à Lima ! Inca de bonheur ! Guano sur Callao ! Sans oublier bien sûr Titicaca et Gros Minet ! Elle ne savait pas que ça existait des figures pareilles au niveau de la mer, ma Carmela. Sur les hauts-plateaux, on se contente de bouillaver à la respire-petit, vite fait sur La Paz.