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J'avale d'une seule gorgée ce nectar de citron et brandis mon verre en direction du patron. Dans toutes les langues, même en rital, ce geste signifie : la même chose ! Et en effet, le zigue se ramène avec un nouveau limoncello embué à souhait.

Le Chalet Pantarolli est une espèce de guinguette plantée sur une esplanade ombragée, courant sur plusieurs centaines de mètres le long de la via Flaminia, depuis la viale Tiziano jusqu'à la Piazza del Popolo qui marque le début de la Rome antique. Une tonnelle couverte de glycine, quelques tables bancales nappées de toile cirée à carreaux bleu et blanc, un patron à la barbe fleurie virevoltant avec son plateau à la main, un mot d'accueil à la bouche pour chacun.

Un tramway désuet et ferraillant passe devant la terrasse du Chalet. J'adore ces pays où tu peux prendre un pot dehors, le soir, même au mois de novembre. Tu ne quittes pas ton Damart, mais ça change de nos frimas.

Peu de clients pour l'instant car il n'est que huit plombes et les Romains vivent tard. Moins que les Espingos, champions du monde en la matière, mais nettement plus que les habitants de Saint-Cucufa-les-Olivettes et que les Parisiens. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais notre capitale, passé dix heures du soir, ressemble à une sous-préfecture de la Meurthe-et-Durance. Les cinés et les restaus se vident, les bistrots empilent les chaises sur les tables et les chauffeurs de bus enfilent leur gilet pare-balles. A Pantruche, la nuit est livrée aux truands, aux poivrots, aux tapins et aux marginaux de tout poil. Alors que dans les pays de soleil, la noye appartient aux familles. A Séville ou à Rome, il est normal d'emmener son marmot au restaurant sur les couilles de minuit.

La clientèle du Chalet Pantarolli se compose pour l'heure d'un couple d'amoureux qui se gruge la menteuse en se louchant de bonheur dans la prunelle. A l'autre bout de la tonnelle, deux vieux Ritaux se torchonnent au vin blanc tiède en picorant des trucs fameux pour leur cholestérol, genre frites spongieuses et omelette aux lardons. L'un, gros, avec une moustache si noire qu'on la croirait passée au cirage, l'autre, maigre, voûté, doté d'un pif en bec de vautour. Les Laurello et Arditti du quartier.

A une autre table, quatre jeunes mulâtres jouent aux dominos en faisant claquer fort leurs pions sur la table et vibrer les innombrables cannettes de bière qui l'encombrent. Tiens, une question que je serais heureux de te poser. Pour toi, un mec moitié blanc, half black, c'est un Noir avec du sang blanc ou un Blanc avec du sang noir ?

Je hèle le taulier pour commander mon troisième limoncello. Il se préblaze Gabriele, c'est brodé sur une espèce de calot rouge sang qui lui coiffe le dôme. Bonnet militaire que les Ritals devaient porter pour débarquer en Abyssinie pensant effrayer l'autochtone. Décidément, cette affaire est placée sous le signe du couvre-chef : cet étrange calot, la fatidique casquette d'Antoine oubliée sur les lieux du crime et le bonnet andin de l'énigmatique Pablo (ou Paco).

Je suis sur le point d'interroger le patron du troquet à propos du Balafré lorsqu'une joyeuse troupe débarque dans l'estanco. Une douzaine de jeunots déboulant sur des scooters, moyen de locomotion favori des Romains depuis la Dolce Vita.

Je rengaine mon compliment car les arrivants sont tous des Sud-Américains. Je commande un melon au jambon à la place du limoncello prévu. Le moment n'est plus aux libations. J'observe l'armada qui s'égaille sous la tonnelle, rassemble trois tables et s'installe en braillant. Manifestement des habitués. Quatre femmes, trois enfants et six mecs, mais aucun des mâles ne porte de cicatrice sur la joue gauche. Ça jacasse moitié en italien, moitié en espagnol. Très vite la bière coule à flots. Les instruments de musique se mettent en batterie. Un bandonéon, l'inévitable guitare et une flûte andine, cet instrument asthmatique qui se joue en soufflant dans le tibia, le péroné, le radius et le cubitus de ta grand-mère. Il s'en échappe des sonorités déchirantes à faire cracher un lama et fienter un condor. Ajoute à cela des voix rauques, nasillardes : un véritable concert. Je me laisse porter par la musique ambiante. J'oublie que le melon affiche un goût de courge et que le jambon n'a jamais connu Parme ni même sa proche banlieue.

Aucun de ces Latinos n'a daigné remarquer ma présence. Sauf une fille ravissante aux traits fins, pommettes saillantes, coiffure de jais et œil bridé de même pierre, qui bat des mains et ponctue le rythme avec ses jambes dorées, m'autorisant une vue intermittente sur un triangle d'un blanc immaculé. Elle m'envoie des coups de sabord discrets derrière ses cils interminables.

Comment t'expliquer, à toi qui pâlis devant ta chef de service et débandes de trouille quand tu croises ta voisine de palier dans l'ascenseur ? Mais je sais que cette frangine est en train de mobiliser toute sa folliculine rien que pour ma pomme. Je déchante pourtant lorsque l'un des marmots, un garçonnet de trois ans, vient s'installer sur ses genoux, me privant des avantages visuels suce-mentionnés. L'ambiance s'échauffe rapidement. Les chants deviennent de plus en plus rythmés. Une fille svelte comme un pot de saindoux grimpe sur une table et danse en soulevant sa jupaille d'un seul côté, dévoilant un cuissot plissé mais ferme, façon jambon de Bayonne.

Ballotté par l'atmosphère de ce lieu imprévisible, j'en oublie presque la raison de ce voyage à Rome, le meurtre sordide de Mélanie Godemiche, la situation catastrophique de mon Antoine et même la piste du Péruvien balafré.

Figure-toi que justement, comme dans une pièce pour théâtre de patronage, à peine ai-je évoqué ce type qu'il surgit de l'ombre, débarquant à l'arrière du bistrot côté jardin public. La cicatrice très profonde de sa joue gauche lui confère à la fois un certain charme et une allure terrifiante, idem mon vieux Robert dans la Marquise des Anges.

— Salve, Paco ! lui lance le taulier.

Le type rejoint le groupe de ses amis et va s'asseoir près de la fille qui me faisait de l'œil avec son slip. Il prend le gamin sur ses genoux et l'embrasse sur le front. La gonzesse en profite pour me rappeler que sa culotte est toujours là, un petit peu plus humide. Est-ce la femme du Balafré ? Probable. Et le gosse leur fils ?

J'observe Paco à la dérobée. Crois-moi qu'il n'a pas mis longtemps à me repérer, lui. J'ignore encore quelle est son existence, mais il a le comportement d'un fauve soucieux de dépister ses proies et de se gaffer des prédateurs. Et moi, étranger dans son univers familier, baraqué et seulâbre, je fais tache. Les remugles flicards puent vite au naze des loustics de son espèce.

Il dépose le gamin à terre en lui recommandant d'aller jouer. Il se penche vers la femme et lui chuchote un truc à l'oreille. Pas besoin d'avoir fait trois ans de psycho pour deviner qu'il est question de moi. D'ailleurs la môme ne peut s'empêcher d'un bref regard dans ma direction. Elle hausse les épaules et allume une cigarette. Paco se décontracte un brin mais pas suffisamment pour se mettre à l'unisson de ses compatriotes qui frappent « la palma » en chantant à tue-tête.

En pareille situation, n'importe quel flic te le dira, il n'y a que deux solutions. Soit je bigophone demain au commissaire Roykeau pour qu'il réclame au juge d'instruction une commission rogatoire priant mes collègues italiens d'interpeller Paco, soit je me démerde tout seul. Tu connais mon aversion pour la paperasse. C'est donc la seconde méthode que je choisis. Seulement il s'agit de ne pas moisir dans le secteur et de me faire oublier au plus vite du Balafré. Je cigle mon orgie, demande à Gabriele de me remémorer le chemin de l'hôtel, me lève sans jeter un œil du côté du Péruvien.