Выбрать главу

Je décide d’y aller franco, enfin, dans le cadre de ce monumental malentendu.

— Comment se fait-il que… que tu aies eu envie de me revoir ?

Il liche son gorgeon d’un trait, avec la gloutonnerie d’un veau qui tète.

— Envie, mon pauvre Georges, j’en ai toujours eu envie. C’est la volonté qui me manquait. Il a fallu que le hasard s’en charge. Lorsqu’aux vacances de Pâques, j’ai rencontré notre ami dans cette auberge de Setubal, et qu’après nous être reconnus il m’a dit qu’il te connaissait… j’y ai vu un signe de Dieu ! Oui, le hasard… Le hasard qui nous manœuvre comme des marionnettes. Le hasard si grand, si invraisemblable, parfois…

À ce point de l’action, je me dis textuellement ceci, et fort catégoriquement car je ne me ménage pas dans les cas graves :

« San-A. Tu n’es plus séparé de la vérité que par une pelure d’oignon, mon cher Vieux. D’une seconde à l’autre tu vas apprendre le nom de l’ami et alors le soleil illuminera ce tas de merde. Y’aura l’éclairage axial dans ce pot de goudron. Bref tu sauras ! Ah ! sache, tenace limier, toi par qui le scandale arrive et qui égraine dans les geôles les plus fétides, et par conséquent les plus britanniques, ta mère et tes amis. Sache, et sois heureux !

— En effet, enchaîné-je, c’est bien une grâce du ciel que tu l’aies rencontré. Quel homme formidable !

— Étonnant ! Et tu sais qu’il n’a presque pas changé ? Je l’ai remis au premier regard. Un élan m’a poussé vers lui.

À ce moment précis, on frappe à la porte. Toc, toc, toc ! Comme dans le petit chaperon rouquinos quand il vient cloquer le casse-graine à mémère.

Mince, bien ma veine ! Vous allez ronchonner que je veux créer du suce-pince, hein ? Pourtant je vous jure que c’est pas de ma faute. On toque pile à l’instant où j’allais me faire dépoiler la vérité. Du coup, son strip est interrompu, à celle-là.

— Ça, alors, murmure le père Huret. Je me demande bien… Il va à la porte.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est moi ! dit une voix aimable.

— Oh ! mais… mais… Je rêve ! glafouillâtre le dabe en ouvrant.

Dans l’ombre du palier, se dresse une silhouette imprécise.

— Fantastique, on parlait justement de toi, avec Georges.

— Il a fait bon voyage ?

— Excellent. Viens vite trinquer avec nous. Tu es arrivé comment ?

— Par la route, je suis moulu !

La silhouette pénètre dans la lumière, cessant de n’être qu’une silhouette pour devenir monsieur Xavier Basteville soi-même !

J’en ai vu des types surpris !

Dieu sait combien !

Des maris qui improvisaient pendant que leur mégère me téléphonait dans la moelle épinière. Ils faisaient : « Oh ! » ou bien disaient « Nom de Dieu », ou gémissaient « Salope ». Parfois les trois successivement, et dans l’ordre.

Des gars qui recevaient les résultats de leurs analyses sur lesquelles leur destin se trouvait réglé, en gros, en gras, en rouge et en souligné.

Des mecs qu’apprenaient un décès d’intimes. Et qui disaient « Non », se tordaient les mains, poussaient des cris de bête.

D’autres, dans d’autres cas : des violents, des calmes, des self-contrôleurs, des spectaculaires, des bavards, des dramatiques, des résignés, des timides, des qui se croyaient obligés d’en rire et des qui se forçaient d’en pleurer.

Oui, j’en ai vu.

Mais alors, un type surpris façon Basteville, encore jamais. C’est neuf ! À homologuer ! À cataloguer !

On se croirait au cinoche. La fin d’un flash back. Vous savez ? Genre le mec qui vient d’évoquer un épisode de sa jeunesse et qui réintègre la vioquerie de sa réalité.

Dix piges, vingt piges, il se respire, le très important P.D.G. des laboratoires Basteville et Monzobart. Comme ça, d’un seul coup d’un seul. Par superpositions successives accélérées. Il prend du gris, du blanc, des rides, des poches, des cernes, du cholestérol, de la tension, de l’urée, des lipides, de l’artériosclérose en plaque, en fût, en veux-tu-en-voilà !

— Pour une surprise, ça alors c’est une sacrée surprise, continue « Papa ». Décidément, tu auras bien fait les choses jusqu’au bout, Xavier !

— Ça, c’est vrai, ponctué-je, il aura bien fait les choses jusqu’au bout !

Basteville se creuse, s’affaisse, se vrille en prenant un air de plus en plus vieux, une figure de plus en plus désastrée.

— Vous, commissaire ! il dit… Vous, ici !

Du coup, c’est le père Huret qui blêmit.

— Comment ça, commissaire ? Hein ? Comment ça ?

Puis, comprenant, et d’un ton douloureux, à son ami :

— C’est pas mon fils ?

— Bien sûr que non, monsieur est policier.

J’ai pitié de lui.

— Navré de vous avoir abusé de si cruelle façon, monsieur Huret. Mais j’ai une enquête à mener à bien, et il fallait que je découvre la vérité par tous les moyens.

Je considère Basteville avec un léger sourire.

— C’est maintenant chose à peu près faite. Car voyez-vous, je possède une faculté assez rare et qui justifie ma fonction : ce que je ne découvre pas, je le pressens. Une sorte de don divinatoire, sans vouloir jouer les médiums.

Huret chevrote dans sa barbe :

— Et Georges, alors ?

Le plus duraille reste à déballer.

— Je vais devoir chiquer les funestes messagers, mon pauvre monsieur : votre fils est mort hier, d’un accident de la route, dans la banlieue londonienne. Il n’a pas souffert !

C’est le P.D.G. qui exclame le plus fort.

— Mort !

— Si l’on trouve la presse française à Lisbonne, comme je le suppose, vous en aurez confirmation par les journaux de demain. Il s’est jeté sous un bus.

Le vieux Huret se laisse tomber sur un siège, ébranlant la table de la hanche. La bouteille se renverse et le champagne tiède ruisselle, jaunâtre et mousseux comme de la pisse d’âne. Ma compassion reste mesurée à la vue de cet homme accablé. Après tout, n’a-t-il pas passé vingt-cinq ans loin de son enfant, sans lui donner signe de vie ? Georges Huret élevait une chapelle ardente dans sa chambre pour célébrer la mémoire du disparu, et pendant que sa jeunesse s’étiolait sous la coupe d’une mère à demi cinglée, Huret père vivait sa « seconde vie » au Portugal. Les remords tardifs dus à la vieillesse ne sont-ils pas que de faux remords ? N’est-ce point la perspective du trépas qui s’avance, et l’angoisse de « l’après » qui poussent certains salauds à essayer de réparer leurs fautes ?

— Ça n’a pas marché comme vous le vouliez, n’est-ce pas ? fais-je à Xavier Basteville, lequel essaie de se requinquer et de se refaire un moral.

Les superbes ne tardent jamais à redresser la tête après le déferlement du coup dur qui les a courbés. Lui, il est en train de se réconforter en songeant qu’il est riche et puissant ; qu’après tout nous sommes à l’étranger ; que j’agis à titre officieux. N’ai-je pas encaissé une forte somme pour me ranger sous sa bannière ? Lui qui dirige, qui exploite dans tous les sens du terme, il me considère un peu comme étant sa chose, son employé. Il m’a payé, comprenez-vous. Et, par conséquent, acheté !

Seulement, comme ils proclament dans la publicité qu’on me gratule : « San-Antonio n’est pas à vendre. »

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ! affirme Basteville.

— Allons, mon cher, pourquoi perdre du temps. Je suis là pour y voir clair !

— Vous êtes chargé de récupérer une enveloppe jaune, un point c’est tout, jette-t-il d’un ton tranchant.