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J’ai marché entre ces tombes qui, recouvertes de touffes d’herbes, longs cheveux mêlés surgissant des fissures de la pierre, ne livraient plus l’identité de l’enseveli. Peut-être tous ces morts avaient-ils appartenu à la même lignée ?

J’ai imaginé Paul Déméter passant comme moi parmi ces dalles, ces stèles, ces croix rappelant que la mort elle aussi s’efface, que l’effort pour maintenir vive la mémoire est vain. À moins que tout, vivants et morts, les uns devenant les autres, et ceux-ci, ceux-là, n’ait été annoncé, écrit pour toujours dans ce livre qui me collait à la peau, plaqué contre ma poitrine, l’Apocalypse de Jean ?

J’avais cru en finir avec ces prophéties, mais, au milieu de ces tombes abandonnées, des versets jaillissaient de ma mémoire et je voyais les mots s’inscrire, flamboyants, devant mes yeux en même temps qu’ils résonnaient en moi comme si j’avais été une chambre d’écho.

Le livre battait comme un autre cœur, scandant chaque mot. Il me dictait des versets que j’avais jusqu’alors ignorés, oubliés, alors même qu’ils ordonnaient le destin des hommes.

Un ange est descendu du ciel « avec la clé de l’abîme et une grande chaîne dans la main. Il a tenu le Dragon, l’antique Serpent qui est le Diable et le Satan, et il l’a enchaîné pour mille ans.

« Il l’a jeté dans l’abîme et il a fermé et scellé par-dessus, afin qu’il n’égare plus les nations jusqu’à la fin des mille ans. Après quoi, il peut être délié pour peu de temps.

« Et les morts qui ont été décapités à cause du témoignage de Jésus, qui ne se sont pas prosternés devant la Bête et devant son image, et n’en ont pas reçu la marque au front et dans la main, ont revécu et ils ont régné mille ans avec le Christ.

« Le reste des morts n’ont pas revécu avant la fin des mille ans.

« Telle est la résurrection première. Magnifique et saint, quiconque a part à la résurrection première !

« À la fin des mille ans, le Satan sera délié de sa prison. Il sortira pour égarer les nations aux quatre coins de la terre… »

Je me suis penché sur chacune des tombes. J’ai écarté les herbes pour tenter de lire un nom, une date, reconstituer une vie. En vain.

Puis j’ai lentement fait le tour de ce cimetière enfoui sous les herbes et dans l’oubli.

Comment croire que l’un de ces défunts avait pu ici échapper à la terre, à la décomposition ?

Pas de miracle en ce lieu, pas de Lazare, pas de Christ, pas de résurrection première. Mais le pourrissement des chairs qui nourrissent une végétation ébouriffée, vivace, née de la mort.

C’est elle qui triomphait. Le Diable avait été libéré de ses liens. Il incitait les hommes à s’entr’égorger, à s’entre-dévorer. Il rassemblait les peuples afin qu’ils s’anéantissent dans une guerre toujours recommencée.

Leur nombre était comme le sable de la mer. Ils envahissaient toute la largeur de la terre. Ils cernaient le camp des saints et la ville aimée.

Ainsi prophétisait le livre de l’Apocalypse de Jean.

Je l’ai rouvert en marchant vers la chapelle.

« Que celui qui a soif vienne, que celui qui veut reçoive gratis l’eau de la vie ! »

Mais Déméter avait été égorgé, mais Marie la décharnée comme mon père l’asphyxié arboraient le regard des morts.

Le Diable les avait égarés.

On les avait jetés dans l’étang de feu, et ce serait bientôt la fin des temps.

8

J’ai voulu pénétrer dans la chapelle, mais la poignée de la porte, que j’ai tournée nerveusement, ne commandait plus la serrure. Emporté par l’impatience et la hargne, j’ai juré, blasphémé tout en donnant des coups de pied et d’épaule contre l’huis d’un bois presque noir.

Je l’ai martelé à deux poings, maudissant ceux qui m’avaient désigné pour mener à bien cette enquête, m’avaient tendu ce piège, peut-être pour m’éloigner du ministère, me précipiter dans des sables mouvants afin que je m’y étouffe et y disparaisse.

Moi, aveuglé, j’avais été heureux de gagner Patmos, d’échapper à la grisaille des bureaux, rêvant de mer et de soleil, de notoriété internationale, victime consentante et naïve des manigances de rivaux dont je ne soupçonnais même pas l’existence.

Et maintenant, comme un primitif crédule, j’avais la tête emplie de diableries, de résurrections, de fin des temps !

Je n’étais qu’un ignare et pauvre descendant de Calabrais !

J’ai frappé plus fort. La porte a tremblé, gémi, et mes coups ont résonné dans la chapelle, revenant vers moi comme des râles, des supplications. Je me suis arrêté, baissant les bras, rouvrant les poings, le corps en sueur, et j’ai craint de succomber à un désespoir irrépressible, de basculer dans le gouffre de la dépression que j’avais si souvent côtoyé, ayant réussi chaque fois à m’en éloigner, échappant au vertige, à la force d’attraction du vide.

Je me suis assis dans l’herbe, dos appuyé à la porte, la tête retombant sur la poitrine, évitant ainsi d’être ébloui et brûlé par le feu solaire qui avait maintenant embrasé le ciel.

Je ne saurais dire combien de temps je suis resté ainsi assoupi. Je me souviens seulement que le froid m’a réveillé. Je me suis redressé d’un bond, affolé, ne reconnaissant plus les lieux, paralysé durant quelques secondes, surpris par le vent qui soufflait en rafales, poussait des nuages bas, grises protubérances qui masquaient le soleil. Quand l’averse s’est mise à cisailler l’horizon, à battre les murs de la chapelle, me frappant à hauteur de la poitrine, je me suis collé contre la porte, appuyant de toutes mes forces, pesant des épaules et des reins, arc-bouté, le corps trempé. J’ai tenté, avec les revers de ma veste, de protéger le livre de cette pluie orageuse, si violente que j’ai eu le sentiment qu’elle voulait effacer les versets de l’Apocalypse, dissoudre les prophéties de Jean, me laisser nu, me noyer.

Je n’ai pas cherché à maîtriser l’angoisse qui m’étreignait la gorge.

J’ai poussé sur la porte comme un homme pourchassé qui doit réussir ou bien mourir. Et, tout à coup, dans un craquement, elle s’est ouverte, la serrure arrachée. J’ai été jeté à terre, ma nuque a heurté les larges dalles qui pavaient le sol de la chapelle.

J’ai fermé les yeux, le dos et le crâne traversés par une brûlante épée qui s’enfonçait en moi. Et je me suis évanoui.

Quand j’ai repris conscience, l’averse avait cessé. J’ai entendu le crépitement des gouttes tombant du toit, des branches d’olivier. Toute la terre ruisselait. Une vapeur grise s’élevait au-dessus de l’herbe ployée par l’averse.

Je me suis lentement redressé, m’appuyant sur les coudes, puis les mains. J’ai roulé sur le flanc, me retrouvant à plat ventre, et j’ai enfin réussi à m’agenouiller. J’ai vu en face de moi, accroché au-dessus d’un autel fait d’une longue table de marbre, un Christ crucifié auquel on avait tranché la tête.

Celle-ci était posée devant le tabernacle défoncé. On l’avait maculée de taches brunes à hauteur du cou.

Mais il y avait aussi d’autres taches brunes de part et d’autre de la croix.

J’ai aussitôt pensé aux taches de sang sur l’oreiller, dans la maison de Déméter, et à celles qui souillaient le marbre de son cercueil de pierre.

Dans cette chapelle, on n’avait pas seulement décapité la statue du Christ : on avait tué des hommes vivants, agneaux sacrifiés.

Je me suis souvenu de ce verset de l’Apocalypse :

« J’ai vu sous l’autel les âmes de ceux qui ont été égorgés à cause de la parole de Dieu, du témoignage qu’ils portaient. »