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Il n’y a aucun intérêt.

Il lui suffisait de passer ses instructions de manière anonyme. C’est d’une imprudence folle de sa part de me proposer un rendez-vous. Je suis certain qu’il ne connaît pas les détails, l’enlèvement de Nicole, il paie Fontana suffisamment cher pour avoir le droit de ne rien savoir et d’être ainsi parfaitement protégé de tout risque judiciaire.

Pourquoi éprouve-t-il alors le besoin de descendre en personne dans l’arène ?

Il y a certainement quelque chose à quoi je n’ai pas pensé. Une carte du jeu est biseautée que je n’ai pas vue. La conviction se fait jour qu’il va m’écraser d’un coup de poing. Il va me foutre à poil. Gagner aussi facilement devant un homme pareil, c’était absolument impossible. Ça ne s’est jamais fait. Je monte à l’échafaud. Voilà mon état d’esprit lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvre. Je suis déjà à moitié vaincu. J’ai comme un voile devant les yeux qui porte l’empreinte du visage de Nicole, harassé. Je suis moi-même épuisé en débouchant au dernier étage.

À ce niveau, les secrétaires sont des hommes. Jeunes et diplômés. On les appelle des conseillers, des collaborateurs. Celui-là m’accueille avec un sourire d’énarque, très professionnel. La trentaine, le genre à se rendre tous les ans, avec ses copains, à la Nuit de la pub. Il est au courant. Le président va me recevoir.

Antichambre matelassée, moquettée, ouatée, je reste debout. Je connais la règle de l’attente : faire cuire longuement à feu doux. Je respire profondément, mais mon rythme cardiaque doit affleurer les cent vingt pulsations-minute. Non, je ne connais pas les règles de l’attente, car il n’y en a pas : une demi-minute plus tard, la porte s’ouvre.

Je suis demandé.

Le jeune conseiller s’efface.

D’emblée, ce qui me saute aux yeux, c’est la beauté inouïe de la ville illuminée à travers les immenses baies vitrées. Dieu a une jolie vue sur le monde. C’est sans doute pour ça qu’il tient à son job. Alexandre Dorfmann s’extrait de son bureau de mauvaise grâce, visiblement préoccupé par le dossier dont mon arrivée vient d’interrompre la lecture. Il retire ses lunettes d’un geste auguste. Son visage se transforme, il m’adresse un sourire mince comme une lame.

— Ah, monsieur Delambre !

La voix, à elle seule, est un instrument de domination. Parfaitement rodée, jusqu’à la plus minuscule intonation. Dorfmann fait quelques pas vers moi, me serre chaleureusement la main en me tenant le coude avec l’autre main et me tire vers le coin salon dont les murs sont tapissés par une bibliothèque qui hurle « Je suis un grand patron humaniste ». Je m’assois.

Dorfmann prend place à côté de moi. Sans façon.

Ce que je ressens est indescriptible.

Cet homme a une aura folle.

Il y a des gens comme ça, électrisants. Dégagent des ondes.

Dorfmann incarne la puissance comme Fontana incarne le danger. Dorfmann, c’est la pulsion d’emprise personnifiée.

Je serais un animal, je me mettrais à gronder.

J’essaye de me souvenir de lui le jour de la prise d’otages, assis par terre, muet. Mais nous ne sommes plus les mêmes hommes, ni lui ni moi. Nous voici revenus aux circonstances normales. La hiérarchie sociale reprend ses droits. Je n’en suis pas certain, mais je crois que la raison pour laquelle nous sommes aujourd’hui face à face est à rechercher de ce côté-là : de ce que je l’ai contraint à vivre.

— Vous jouez au golf, monsieur Delambre ?

— Euh… non.

C’est vrai qu’on vieillit vite en prison, mais est-ce que j’ai déjà l’air d’un type qui joue au golf ?

— C’est dommage. J’avais une métaphore qui résumait très bien la situation.

Il fait le geste de balayer une mouche.

— Ça ne fait rien.

Il prend un air désolé et il écarte les mains pour s’excuser à l’avance.

— Monsieur Delambre, j’ai très peu de temps…

Il me sourit largement. Un observateur extérieur jurerait qu’il ressent à mon égard une profonde empathie, des affinités d’ordre intime, que je suis un ami très cher avec qui il adorerait discuter longuement si les circonstances le permettaient.

— Je suis assez pressé aussi.

Il m’approuve puis il se tait. Et il me considère longuement, dans le plus parfait silence, il m’observe, me détaille, m’étudie sans la moindre gêne. Puis enfin son regard, imperturbable, se plante dans le mien. Un temps incroyablement long. Ça me remue jusque dans le ventre. Je ressens à cet instant un concentré de toutes les peurs professionnelles endurées au cours de ma vie. Dans le domaine de l’intimidation, Dorfmann est un expert : il a dû terroriser, sadiser, effrayer, paniquer et pousser à la défenestration un nombre incalculable de collaborateurs, de secrétaires et de conseillers. Toute sa personne n’est qu’un commentaire d’une vérité simple et claire : il est vivant parce qu’il a tué tous les autres.

— Bien…, dit-il enfin.

Je comprends alors enfin ma présence ici, devant lui.

Techniquement, rien ne la justifie, pratiquement, tout la déconseille. Mais il a voulu en avoir le cœur net. Cette affaire oppose depuis le début deux hommes qui ne se sont quasiment jamais vus, à l’exception des quelques minutes pendant lesquelles je lui ai braqué un Beretta sur la tempe. Ce n’est pas dans ses habitudes, à Dorfmann, de conclure les affaires sous cette forme.

Dans tout enjeu professionnel, il doit y avoir un instant de vérité.

Dorfmann ne pouvait pas me laisser partir sans sacrifier à ce besoin qu’il ressent : me voir en face, mesurer si sa puissance a, ou non, été mise en échec.

Et accessoirement, voir quelle menace je représente pour lui. Mesurer le risque potentiel.

— Nous aurions pu régler tout cela par téléphone, me dit-il.

Évaluer la nocivité de mes intentions à son égard.

— Mais je voulais vous féliciter personnellement.

Décider si je le contrains ou non à une guerre définitive, à laquelle il est prêt parce qu’il peut tout affronter sans état d’âme.

— Vous avez conduit votre affaire de main de maître.

Ou s’il est envisageable d’accepter ma parole. En d’autres termes : sommes-nous des salauds de confiance.

Je ne bouge pas d’un cil. Je soutiens son regard. Dorfmann n’a confiance qu’en une seule chose : son intuition. C’est peut-être d’ailleurs la clé de sa réussite, cette certitude de ne s’être jamais trompé sur un homme.

— Nous aurions dû vous embaucher, lâche-t-il enfin comme pour lui-même.

Il rit de son idée, tout seul, comme si je n’étais plus là.

Puis il redescend sur terre. On dirait qu’il sort à regret d’un rêve éveillé. Il s’ébroue, puis, souriant pour souligner qu’il passe du coq à l’âne :

— Alors, monsieur Delambre, qu’est-ce que vous allez faire maintenant, avec tout cet argent ? Investir ? Créer votre entreprise ? Vous lancer dans une nouvelle carrière ?

Ultime vérification du jugement définitif qu’il vient de porter sur moi. C’est comme s’il me tendait un chèque invisible de treize millions d’euros en le tenant serré entre ses doigts, me contraignant à tirer fort, de plus en plus fort. Pour le moment, il tient bon.

— J’ai envie de calme et de repos. J’aspire à une retraite bien méritée.

Je propose clairement une paix armée.

— Comme je vous comprends ! m’assure-t-il comme si, lui aussi, ne rêvait que de quiétude.