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Moyennant quoi, passé une ultime seconde d’évaluation, il lâche le chèque invisible.

Et ça me fout en l’air de comprendre ça : au fond, cette somme n’a aucune importance. Elle passera simplement par pertes et profits.

Au niveau d’Alexandre Dorfmann, ce n’est pas de ça qu’on vit.

Ce n’est pas pour ça qu’on se bat.

Je peux même conserver l’impression de partir avec la caisse.

Dorfmann se lève en me souriant. Il me serre la main.

Je suis un minable.

Je pars avec de la ferraille.

53

La voiture est tout ce qu’il y a de plus confortable, mais le temps est tout de même très long. 20 h 05. C’est la sortie des derniers bureaux. Les salariés regagnent leurs voitures, à l’exception des cadres qui ont encore deux ou trois heures de travail à assurer, dans le meilleur des cas. Tant que je n’ai pas le feu vert définitif, je m’interdis de penser que j’en ai terminé, que j’ai gagné, raflé la mise, une fois pour toutes. J’ai l’œil rivé sur le téléphone de bord. Il ne se passe rien. Absolument rien. Je me raisonne : pour le moment, rien d’inquiétant. Je refais le calcul une nouvelle fois. J’élargis les marges de sécurité, j’arrondis, tout dépend de l’empressement que mettra Dorfmann à transmettre ses instructions. Je regarde la montre de bord : 20 h 10.

Je m’occupe, j’envoie un SMS à Charles pour lui confirmer l’adresse de l’appartement. Coup d’œil à l’écran du téléphone de bord. Toujours rien. Je suis tenté de regarder une nouvelle fois les photos de Nicole, mais je résiste. Ça va me faire peur et je veux croire que c’est inutile et contre-productif, d’avoir peur maintenant que tout est terminé. Je suis à quelques minutes du plus grand moment de ma vie. Si tout se passe bien, ce sera la grande journée des réparations.

20 h 12.

Je n’y tiens plus. Je compose le numéro du portable de Nicole. Une sonnerie, deux, puis à la troisième « allô », c’est elle, directement.

— Nicole ? Tu es où ?

J’ai crié. Il lui faut quelques secondes pour répondre, je ne sais pas pourquoi. C’est comme si elle ne reconnaissait pas ma voix. C’est peut-être l’effet de panique provoqué par mon hurlement.

— Dans un taxi, dit-elle enfin. Et toi, tu es où ?

— Tu es seule dans ton taxi ?

Pourquoi attend-elle aussi longtemps avant de répondre à mes questions ?

— Oui, ils… ils m’ont relâchée.

— Tu es sûre ?

Quelle question idiote.

— Ils m’ont dit que je pouvais rentrer à la maison.

Ça y est. Je respire. C’est terminé.

Gagné. Je suis le vainqueur.

Une joie incoercible me submerge.

Ma poitrine s’ouvre, envie de crier, de hurler.

Gagné.

Fini le Delambre ANPE. Voici le Delambre ISF sans les impôts. J’en pleurerais. D’ailleurs, j’en pleure, je serre le volant de toutes mes forces.

Puis je me mets à taper dessus avec rage.

Gagné, gagné, gagné.

— Alain…, dit Nicole.

Je hurle de joie.

Bordel de Dieu, j’ai réussi à les enfoncer, tous. J’exulte.

Je peux dépenser 50 000 euros par mois jusqu’à la fin de ma vie. Je vais acheter trois appartements. Un pour chacune de mes filles. C’est dingue.

— Alain…, répète Nicole.

— On a gagné, mon amour ! Tu es où, dis-moi, tu es où ?

Je me rends compte alors que Nicole pleure. Très doucement. Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite mais maintenant que j’écoute plus attentivement, j’entends ses petits sanglots, ceux qui me font tant de mal. C’est normal, c’est le contrecoup de la peur. Elle a besoin d’être rassurée.

— C’est fini, mon amour, je te jure que c’est fini. Tu n’as plus rien à craindre. Il ne peut plus rien t’arriver. Il va falloir que je t’explique…

— Alain…, dit-elle de nouveau sans pouvoir aller plus loin.

Elle répète mon prénom, comme en boucle. Il y a tant de choses à lui expliquer. Mais pour cela, il faut du temps. D’abord, la rassurer.

— Et toi, Alain…, demande alors Nicole. Tu étais où ?

Elle ne me demande pas où je suis en ce moment mais où j’étais quand elle avait besoin de moi. Je la comprends mais elle n’a pas toutes les données du problème. Il va falloir lui expliquer qu’en fait, je ne me suis jamais éloigné d’elle, que pendant tout ce temps où elle avait peur, je remportais, pour nous deux, une victoire définitive sur notre chienne de vie. Tout en parlant avec elle, j’ai démarré, je quitte le parking d’Exxyal, je m’engage sur la voie rapide vers Paris.

— Là, je suis à la Défense.

Nicole reste interloquée.

— Mais… qu’est-ce que tu fais à la Défense ?

— Rien, je rentre, je vais t’expliquer. Tu n’as plus rien à craindre. C’est ça le plus important, non ?

— J’ai peur, Alain…

Nous avons bien du mal à nous comprendre. Il va falloir qu’elle dépasse tout cela, ce qu’elle a vécu. Nous allons devoir élaborer tout ça ensemble. Je m’engage sur le périphérique.

— Il n’y a plus aucune raison d’avoir peur, mon amour. (Je me répète, mais que faire d’autre ?) Nous allons nous retrouver tout de suite. (Aller le plus vite possible pour la serrer dans mes bras.) Tu sais ce qu’on va faire ? (L’encourager.) On va repartir pour une vie toute neuve, voilà ce qu’on va faire. J’ai de grandes nouvelles à t’annoncer, mon ange. De très grandes nouvelles ! Tu n’imagines pas…

Mais pour l’heure, ça ne sert pas à grand-chose de lui dire ça, elle pleure. Rien n’est possible tant qu’elle est dans cet état-là.

— Je vais être…

Je voudrais pouvoir dire « à la maison », mais je ne peux pas dire ça de l’endroit où nous allons nous retrouver. Physiquement, c’est impossible, je cherche mes mots. Nicole répète en boucle : « Alain, Alain… » Ça me met vraiment mal à l’aise. Et ça me rend assez nerveux.

— Je suis là dans une demi-heure, d’accord ?

Nicole prend sur elle.

— Oui, dit-elle enfin en reniflant bruyamment. D’accord.

Silence sur la ligne. Elle a raccroché avant moi.

Cinq minutes plus tard, j’aborde la porte de Clignancourt. Je rappelle. Les sonneries. Une, deux, trois, toutes les sonneries. Le répondeur. Je recompose le numéro. Porte de la Villette. Le répondeur à nouveau. Je ressens de mauvaises ondes. Je n’ose même pas prononcer mentalement le nom de Fontana mais il est là, devant moi, autour de moi, partout. Je tapote nerveusement le volant. J’ai gagné et maintenant je refuse d’avoir peur. Je recompose le numéro de Nicole. Nicole décroche enfin.

— Pourquoi tu ne répondais pas ? Tu étais où ?

— Quoi ?

Voix égarée, mécanique. Je répète ma question.

— J’étais dans l’ascenseur, dit enfin Nicole.

— Tu es… tu es arrivée ? Tu es rentrée, tu as fermé la porte ?

— Oui.

Elle pousse un immense soupir.

— Oui, j’ai fermé la porte.

Je l’imagine retirer ses chaussures comme elle le fait toujours, la pointe des pieds derrière le talon. Son soupir, c’est du pur soulagement. Pour moi aussi.

— Je suis là dans un quart d’heure, mon amour, d’accord ?

— D’accord, dit Nicole.

Cette fois, c’est moi qui raccroche. Je programme l’adresse sur le GPS. Je quitte le périphérique. Miraculeusement, en quelques minutes j’aborde l’avenue de Flandre. Mais je ne suis pas au bout de mes peines, les rues sont surchargées de voitures en stationnement. Je tourne, je vire, je cherche une place. Y a-t-il un parking public dans ce coin ? Je lève les yeux vers les tours. Hideuses. Je souris. L’appartement que Nicole a acheté, je vais l’offrir aux Emmaüs. Je prends à droite, à gauche, je reviens sur mes pas, je scrute les voitures garées le long des rues, je m’éloigne, je reviens, dessiner des cercles concentriques commence à m’énerver prodigieusement. Je regarde, en passant lentement, la file de voitures garées le long du trottoir de droite, puis celle du trottoir de gauche.