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Et le lendemain, Lucie est là. Elle demande : « Est-ce que tu m’as prise pour une conne ? » Elle enchaîne, parce que Lucie, c’est souvent ainsi, elle fait les questions et les réponses. Parce qu’elle n’a cessé de réfléchir depuis la première seconde où elle a vu son énorme chèque, où elle a compris :

— Tu m’as manipulée de la façon la plus abjecte.

Elle parle sans colère. Ton calme. C’est surtout ça qui me fait peur.

— Tu m’as toujours caché la vérité parce que tu pensais d’abord que dans ma naïveté, je te défendrais mieux si je te pensais totalement innocent.

Là, elle a raison. Mille fois j’aurais pu lui expliquer ce que j’avais réellement fait, mais je pense que sa défense aurait été moins efficace. J’ai des excuses aussi. Elle aurait un père en prison en ce moment pour des années et des années, si j’avais fait ça.

Jusqu’à la dernière seconde, jamais, jamais je n’ai été certain de pouvoir conserver cet argent.

Est-ce que je pouvais raisonnablement leur en parler ? Leur faire espérer une vie enfin à l’abri du besoin et, si je ne parvenais pas à mes fins, retirer d’un coup le tapis sous leurs pieds ?

C’est ce que je tente de lui faire valoir, mais elle ne me laisse pas l’interrompre, elle poursuit :

— Tu voulais que j’apparaisse sincère. Tu as mis en scène notre relation, tu as fait ce qu’il fallait pour que nous apparaissions aux yeux de la presse comme le pauvre père victime du chômage défendu par sa fille, sincère et généreuse. Tu as eu ce que tu désirais quand j’ai été incapable de terminer ma phrase devant le jury. C’est peut-être cette ultime seconde qui t’a valu d’être libre le lendemain. Pour arriver à cette unique seconde, tu m’as menti pendant des mois et des mois, tu m’as fait croire à la même chose qu’à tous les autres. Tu voulais que ce soit moi qui te défende parce que tu voulais une bosseuse naïve, une maladroite sincère. Tu voulais pousser le jury à la compassion. Pour ça, tu avais besoin que je sois une niaise. Il n’y avait que moi au monde pour pouvoir jouer le rôle de gourde aussi parfaitement. Le casting était offert. Pour te défendre au mieux, tu avais besoin d’une quiche. Ce que tu as fait là, c’est immonde.

Elle exagère, comme toujours.

Mais c’est son tempérament, elle est comme ça, il faut toujours qu’elle aille un tout petit peu trop loin.

Elle confond les causes et les effets. Il faut lui expliquer que ce n’était pas une stratégie. Jamais je n’ai pensé qu’il fallait qu’elle passe pour une gourde pour être efficace. Elle a été une formidable avocate. Jamais je n’aurais pu en avoir une meilleure. J’ai seulement compris à un certain moment, trop tard pour lui dire la vérité, que même sa maladresse serait un atout. Rien d’autre.

Les choses, vues de mon côté et vues du sien, ne sont pas du tout les mêmes.

Il faut lui dire tout ça, mais Lucie ne m’en laisse pas le temps. Pas un mot de plus. Une dispute m’aurait rassuré. Des insultes, j’aurais accepté, mais ça…

Lucie me regarde.

Et elle sort.

Ça me tue quand j’y repense. Je reste là un long moment, debout au milieu de la pièce. Pétrifié. Elle a laissé la porte entrouverte. Je m’avance jusque sur le palier, je distingue le petit claquement de l’ascenseur quand il arrive au rez-de-chaussée. Harassé de fatigue, vraiment démoralisé, je regagne l’appartement.

Sur le paillasson, une petite boule de papier que je ramasse, que je déplie. C’est le chèque de Lucie.

Je pense à ça tout le temps, ça me brise le cœur.

Gregory continue de parler, nous sommes à table, il me raconte un nouvel épisode de sa vie professionnelle, dont il est inévitablement le héros. Mathilde le regarde avec fascination. C’est son grand homme. Ça me fout en l’air, j’opine, je dis « Non ? » ou « Bien envoyé ! », je n’écoute pas.

Depuis presque un an, Lucie ne m’a pas appelé une seule fois.

Il me reste les conversations mensuelles avec Gregory.

La vie est drôlement sévère avec moi, je trouve.

Alors, je m’évade, je pense à Charles.

À Nicole.

Je nous revois il y a un an, Dieu comme c’était triste.

Après la mort de Charles, quand tout a été terminé, nous sommes restés deux jours ensemble, Nicole et moi, dans cet appartement sinistre de l’avenue de Flandre. Nous restions couchés l’un à côté de l’autre, sur le dos, les nuits entières, en nous tenant simplement la main comme deux gisants.

Et le troisième jour, Nicole m’a dit qu’elle partait. Elle m’a dit qu’elle m’aimait. Simplement, elle ne pouvait pas, elle ne pouvait plus, le ressort était cassé.

Cette fois, c’était définitivement la fin de mon egodyssée. Il avait fallu tout ça pour que je le comprenne.

— J’ai besoin de vivre, Alain, et ça ne passe pas par toi, m’a-t-elle dit.

Lucie et elle se sont placées au même endroit exactement pour me quitter. Lucie a lâché son chèque roulé en boule sur le palier en partant, Nicole m’a fait un de ses sourires dont je ne sors jamais indemne. Je venais de lui dire :

— Mais, Nicole, tout est terminé et nous sommes riches ! Il ne peut plus rien nous arriver. Rien ne nous empêche de faire tout ce dont tu rêves !

J’avais une force de conviction en disant ça !

Nicole s’est contentée de passer sa main sur ma joue en dodelinant de la tête, comme si elle pensait : « Le pauvre. »

D’ailleurs, elle a dit :

— Mon pauvre amour…

Et elle est sortie. Calmement.

Sur ce plan, Lucie m’a beaucoup rappelé sa mère.

Je ne sais pas pourquoi, mais c’est peut-être à cause de ça, alors que je pourrais m’offrir une merveille hors de prix, que je suis resté habiter avenue de Flandre.

J’ai meublé l’appartement comme ci, comme ça, avec des idées toutes faites, des meubles de chez Ikea.

Et au fond, je n’y suis pas si mal.

Nicole s’est installée dans un appartement à Ivry, je ne comprendrai jamais pourquoi. Impossible de la convaincre de lui acheter un bel appartement, comme celui de Mathilde. Rigoureusement impossible même d’en discuter avec elle. C’est non, c’est tout. Même son appartement d’Ivry, elle n’a pas accepté que je le lui achète. Elle paie son loyer elle-même. Avec son salaire.

Nous dînons ensemble de temps en temps. Au début, je l’ai emmenée dans un très grand restaurant parisien, j’avais l’ambition de la séduire, je m’étais fait beau avec mon premier costume sur mesure, mais j’ai compris aussitôt à quel point tout ça lui déplaisait. Elle a mangé presque en silence, on ne s’est quasiment rien dit, elle est repartie en métro, elle n’a même pas voulu du taxi.

On ne se voit pas très souvent. Je lui ai proposé des tas de sorties, à l’Opéra, au théâtre, j’ai voulu lui offrir des livres d’art, des week-ends, des choses comme ça, je me disais qu’il fallait la reconquérir, que cela demanderait du temps et pas mal de doigté, que nous allions progressivement nous retrouver, qu’elle allait comprendre à quel point la vie maintenant pouvait devenir une merveille perpétuelle. Ça ne s’est pas passé comme ça. Elle a accepté une sortie ou deux puis elle n’a plus voulu. Au début, je l’appelais pas mal, et puis elle m’a dit un jour que j’appelais trop souvent.

— Je t’aime, Alain. Je suis toujours heureuse de savoir que tu vas bien. Mais cette information-là me suffit. Je n’ai pas besoin de plus.

Au début, sans elle, le temps a été terriblement long.

J’avais l’air con dans cet appartement quasiment vide avec mes costumes sur mesure.