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Nicole, mon amour, est à rude épreuve avec moi. Elle a déjà sa dose. Je choisis de ne pas lui en parler. Le compte rendu que je lui fais de l’épreuve de recrutement la contraint à puiser dans ses réserves de fin de journée pour m’encourager à attendre les résultats, on n’est pas bon juge de soi-même, d’abord on ne sait pas si les plus jeunes ont fait mieux, ce n’est pas parce qu’ils ont l’air sûrs d’eux qu’ils ont mieux répondu, d’autant que sur les questions ouvertes c’est l’expérience qui fera la différence, et eux l’expérience, ils ne l’ont pas, et d’ailleurs si les recruteurs t’ont convoqué, toi, c’est bien qu’ils attendent une approche plus réfléchie, plus confirmée. Je connais tous ces mots par cœur. Nicole, je l’aime désespérément, mais ces mots, je les hais.

La nuit, elle a fini par trouver le sommeil. Je me suis levé tout doucement pour ne pas la réveiller. Je fais ça quand je n’arrive pas à dormir, je m’habille et je sors, je fais le tour du quartier. Ces dernières années, c’est devenu une sorte de rituel. Cette fois, je vais un peu plus loin que d’habitude. Mon inconscient doit recomposer des scènes traumatiques. Celle du métro de ce soir peut-être : je me retrouve loin de la maison, près de la gare RER. Les portillons sont ouverts, le froid s’engouffre avec le vent dans les tunnels piétonniers. Les poubelles débordent, des canettes de bière jonchent le ciment brut. Des néons pâteux inondent la gare. Je pousse de la main une petite plaque en tôle marquée « réservé au service », je descends par un petit escalier. Me voici sur la voie, en pleine lumière. Je n’ai pas l’impression de pleurer, mais les larmes se mettent tout de même à couler. Je suis debout. Les pieds plantés dans le ballast, les jambes écartées. J’attends le train.

Tout ça pour rien.

Ce matin, quand j’ai vu l’enveloppe à l’en-tête de BLC–Consulting, ça m’a fait un choc. Je n’attendais rien avant une semaine, ça a mis moins de trois jours. J’ai ouvert l’enveloppe avec tellement de précipitation que j’ai déchiré une partie de la lettre.

Bordel de merde.

Je remonte à l’appartement, je redescends en courant et très vite il est midi, ça fait presque une heure que j’attends en faisant les cent pas dans la rue, nerveux comme un chat, Nicole arrive enfin, elle me voit de loin, mon attitude lui fait pressentir une bonne nouvelle, elle sourit en s’approchant, je lui tends la lettre, elle la lit à peine et tout de suite elle dit mon amour et sa voix s’arrête là. J’ai subitement l’absolue conviction qu’un miracle vient de se produire dans notre vie. On a les larmes aux yeux tous les deux. Je vais résister, mais j’ai déjà envie d’appeler les filles. Mathilde surtout, je ne sais pas pourquoi. Sans doute parce que des deux, c’est la plus normale, celle qui juge le plus vite.

Contre toute attente, j’ai réussi les tests.

Je suis qualifié.

Entretien individuel : jeudi 7 mai.

C’est incroyable, je suis qualifié !

Nicole me serre dans ses bras, mais elle ne veut pas qu’on se donne en spectacle devant la porte de son centre de doc. Je fais la bise à quelques-unes de ses collègues qui sortent pour le déjeuner, je serre des mains. Chacun connaît ma situation de demandeur d’emploi. Alors, quand je vais là-bas, je tâche de faire bonne figure, d’être le genre de type qui prend bien les choses, qui ne se laisse pas abattre. Pour un chômeur, assister à la sortie des bureaux est toujours un sale moment. Pas à cause de la jalousie, non. Ce qui est difficile, ce n’est pas d’être chômeur, c’est de continuer à vivre dans une société fondée sur l’économie du travail. Où que vous tourniez les yeux, il n’est question que de ce qui vous manque.

Mais là, ma position n’est plus du tout la même, j’ai l’impression que ma poitrine s’est ouverte, que je respire pour la première fois depuis quatre ans. Nicole ne dit rien, elle jubile, elle prend mon bras et le serre pour descendre la rue.

Et le soir, on fête ça Chez Paul même si, sans en parler ouvertement, chacun de nous se dit que c’est une grosse dépense. On fait comme si ça n’avait pas d’importance, mais on choisit quand même les plats en fonction de leur prix sur la carte.

— Je vais faire plat-dessert, dit Nicole.

Mais quand la serveuse arrive, je commande deux entrées, des œufs en gelée, je sais que Nicole adore ça. Et une bouteille de saint-joseph. Nicole avale sa salive, puis elle sourit avec fatalisme.

— J’ai beaucoup d’admiration pour toi, me dit-elle.

Je ne sais pas pourquoi elle me dit ça, mais c’est toujours bon à prendre. J’ai hâte d’en venir à l’essentiel à mes yeux :

— J’ai réfléchi à la manière dont je vais prendre l’entretien. À mon avis, ils en ont convoqué trois ou quatre. Il faut que je fasse la différence. Mon idée…

Me voilà parti. J’ai un enthousiasme d’adolescent qui raconterait sa première victoire sur un adulte.

De temps en temps, Nicole pose sa main sur la mienne, pour me faire comprendre que je parle trop fort. Je baisse le ton, mais j’oublie dans les cinq minutes. Ça la fait rire. Bon Dieu, ça fait des années qu’on n’a pas été heureux comme ce soir. En fin de repas, je vais me rendre compte que je n’ai quasiment pas cessé de parler. J’essaye de me taire, mais c’est plus fort que moi.

La rue de Lapp est animée comme en été, nous marchons enlacés, en amoureux.

— Et tu vas pouvoir arrêter ce boulot aux Messageries, dit Nicole.

J’ai accusé le coup, Nicole hausse un sourcil interrogateur. Je fais une mimique que je juge crédible. Je pâlis un peu. Si je ne suis pas embauché ce coup-là et que je me retrouve au tribunal avec 25 000 euros de dommages-intérêts à payer… Mais Nicole n’a rien remarqué.

Au lieu de prendre le métro à Bastille, je ne sais pas pourquoi, elle continue de marcher puis elle s’arrête sur un banc et s’assoit. Elle fouille dans son sac et en retire un petit paquet qu’elle me tend. J’ouvre. C’est une petite boule en tissu à motifs orangés. À l’autre bout de la petite ficelle rouge qui la retient, il y a une minuscule clochette.

— C’est un porte-bonheur. C’est japonais. Je l’ai acheté le jour où tu as été convoqué pour les tests. Il est très efficace, comme tu vois.

C’est bête mais ça m’émeut. Pas le cadeau en soi. Enfin, si… je ne sais plus très bien, mais je suis ému. J’ai dû vider la bouteille de saint-joseph à peu près tout seul. Ce qui m’émeut, c’est notre vie. Cette femme, après tout ce que nous avons traversé, mérite tous les bonheurs. En enfournant le talisman dans ma poche de pantalon, je me sens indestructible.

À partir de maintenant, j’entre dans la dernière ligne droite.

Personne ne pourra plus se mettre en travers de ma route.

Charles dit souvent : « La seule chose certaine, c’est que rien n’arrive jamais comme on l’a prévu. » Il est comme ça, Charles, il a une prédilection pour les phrases historiques, les postures de patriarche. Je me demande s’il n’est pas orphelin. Bref. J’ai fait des rêves épouvantables concernant cet entretien, mais en fait tout s’est très bien passé.

J’étais convoqué au siège de BLC–Consulting, à la Défense. J’attendais dans le salon d’accueil, un grand espace avec de la moquette de luxe, des éclairages indirects, une hôtesse asiatique belle à se damner et de la musique d’ascenseur sacrément bien choisie pour un endroit où on s’emmerde. J’étais en avance d’un quart d’heure. Nicole m’avait passé une très fine couche de fond de teint sur le front pour cacher les traces de mon hématome. J’avais sans arrêt l’impression que ça coulait et je devais résister à la tentation de vérifier. Dans ma poche, je triturais le porte-bonheur japonais.