Shekt ne put qu’acquiescer.
Après sa séquestration dans cet hôpital-prison, Joseph Schwartz marchait librement dans la ville mais il n’était pas pour autant vibrant d’enthousiasme. Il ne se leurrait pas : il n’avait aucun plan d’action. Il savait parfaitement qu’il était simplement réduit à improviser. La seule impulsion rationnelle qui le guidait (par opposition au désir purement aveugle de cesser d’être passif et de se lancer dans l’action, quel que soit le sens de cette action) était l’espoir que le hasard le mettrait en face d’un quelconque élément de son existence qui lui rendrait la mémoire. Car il était maintenant convaincu d’être amnésique.
Le premier aperçu qu’il eut de la ville fut, toutefois, décourageant. On était à la fin de l’après-midi et Chica était d’un blanc laiteux sous le soleil. Les bâtiments donnaient l’impression d’être en porcelaine comme la ferme sur laquelle il était tombé lors de son arrivée.
Quelque chose lui soufflait qu’une ville aurait dû être grise et rouge. Et beaucoup plus sale. C’était une certitude.
Il marchait lentement, assuré qu’il n’y aurait pas de recherches organisées pour le retrouver. Cela, il en était convaincu sans savoir pourquoi ni comment. Certes, au cours des jours précédents, il avait constaté qu’il était de plus en plus sensible à l’» atmosphère », à l’» aura » des choses qui l’entouraient. C’était fié à la façon étrange dont fonctionnait son esprit depuis… depuis…
Sa pensée se perdit.
En tout cas, c’était une « atmosphère » de secret qui imprégnait cet hôpital carcéral. De secret et de peur, semblait-il. Donc, on ne le pourchasserait pas à cor et à cri. Il le savait ! Mais pourquoi le savait-il ? Cette bizarre activité mentale était-elle associée aux cas d’amnésie ?
Il traversa à un carrefour. Les véhicules à roues étaient relativement rares. Les piétons étaient… eh bien, ils étaient des piétons. Leur tenue frisait le grotesque : bariolée, sans coutures ni boutons. Mais Schwartz était pareillement habillé. Il se demanda où étaient ses anciens vêtements. Puis s’il avait vraiment possédé les costumes dont il avait le souvenir. Il était très difficile d’être certain d’une chose quand, par principe, on commence à douter de sa mémoire.
Mais il se rappelait si nettement sa femme, ses enfants… Ce ne pouvait pas être des hallucinations. Il s’arrêta au milieu du trottoir pour se ressaisir. Peut-être que, dans cette vie réelle qui paraissait tellement irréelle, ces images remémorées étaient-elles la distorsion d’êtres réels qu’il devait absolument trouver.
Les passants le bousculaient, certains en ronchonnant. Il se remit en marche. Brusquement, il songea qu’il avait faim – ou ne tarderait pas à avoir faim – et n’avait pas d’argent. Il regarda autour de lui. Rien qui ressemblât à un restaurant dans les parages. Mais allez savoir… Il ne comprenait pas les enseignes.
Il examinait toutes les devantures au passage. Tout à coup, il aperçut à l’intérieur d’une boutique des tables installées dans des renfoncements. Deux hommes étaient assis à l’une d’elles, un solitaire à une seconde. Et tous les trois étaient en train de manger.
Au moins, cela n’avait pas changé. Pour manger, on en était toujours à mâcher et à déglutir.
Schwartz entra et s’immobilisa, paralysé par une intense stupéfaction. Il n’y avait pas de comptoir, rien qui mijotât, pas trace de cuisine. Il avait eu l’intention de proposer de faire la plonge en échange d’un repas mais… à qui se présenter ?
Il s’approcha d’un pas hésitant des deux dîneurs et, tendant le doigt, articula laborieusement :
— Manger. Où ? S’il vous plaît ?
Ils le regardèrent avec étonnement. L’un des convives dit sur un débit précipité quelque chose d’absolument incompréhensible en tapotant un appareil fixé au mur. L’autre l’imita d’un geste agacé.
Schwartz baissa la tête. Il fit demi-tour pour s’éloigner mais une main se posa sur sa manche…
Granz avait remarqué Schwartz derrière la vitrine. Un passant grassouillet à la mine mélancolique.
— Qu’est-ce qu’il veut ? demanda-t-il.
Messter, qui était assis en face de lui, tournant le dos à la rue, jeta un coup d’œil derrière lui, haussa les épaules et ne répondit rien.
— Il rentre, reprit Granz.
— Et alors ?
— .Rien. C’était juste pour dire.
Mais quelques instants plus tard, le nouveau venu, après avoir examiné les lieux d’un air désorienté, s’approcha d’eux, tendit le doigt vers leur ragoût et dit avec un drôle d’accent :
— Manger. Où ? S’il vous plaît ?
Granz leva les yeux.
— Ici, mon pote. Prends une chaise, choisis la table que tu veux et sers-toi de l’autalim. L’autalim ! Tu ne sais pas ce que c’est, un autalim ?… Regarde-moi ce pauvre paumé, Messter. Il me contemple comme s’il ne comprenait pas un mot. Ce machin-là, mon vieux… tu vois ? Tu n’as qu’à mettre une pièce. Et, maintenant, laisse-moi manger, veux-tu ?
— T’occupe, grommela Messter. C’est qu’un clodo qui demande l’aumône.
— Attends ! Ne te sauve pas. (Granz agrippa la manche de Schwartz qui s’apprêtait à faire demi-tour, et ajouta en aparté à l’adresse de Messter :) Par l’espace, autant qu’il mange. Il n’est sûrement pas loin de la soixantaine. Je peux bien lui faire une fleur, c’est la moindre des choses… Eh, l’ami, tu as de l’argent ? Je veux bien être damné… il ne comprend toujours rien ! De l’argent, vieux… Ça…
Granz sortit un demi-crédit de sa poche, lança la pièce brillante en l’air et la rattrapa.
— Tu en as ?
Schwartz secoua lentement la tête.
— Eh bien, c’est moi qui régale !
Il rempocha son demi-crédit et jeta une autre piécette, beaucoup plus petite, à Schwartz qui la tripota d’un air indécis.
— Eh bien, ne reste pas planté comme ça ! Mets-la dans l’autalim. Cet appareil…
D’un seul coup, la lumière se fit dans l’esprit de Schwartz. L’autalim comportait une série de fentes correspondant à différentes tailles de pièces et une série de boutons en face desquels étaient apposés de petits rectangles opalins portant des inscriptions pour lui indéchiffrables. Désignant la nourriture posée sur la table, il fit courir son index le long de la rangée de boutons en haussant interrogativement les sourcils.
Un sandwich n’est probablement pas assez bon pour lui, maugréa Messter. Il faut croire qu’on a des mendiants de luxe dans cette ville ! Etre charitable n’est pas payant, Granz.
— Bah ! Je ne suis pas à quelques sous près. D’ailleurs, demain, c’est la paye… Tiens !
Il glissa quelques piécettes dans l’appareil et sortit le large récipient de métal de sa niche.
— Mais installe-toi à une autre table. Non, garde ce décime. Tu t’offriras un café avec.
Schwartz posa délicatement le récipient sur la table voisine. Une cuiller y était fixée à l’aide d’une mince pellicule de substance transparente qui céda avec un léger bruit d’explosion sous la pression de son ongle. En même temps, le bord du couvercle se fendit et l’opercule s’enroula sur lui-même.
Le contenu, contrairement à ce que mangeaient les deux hommes, était froid, mais c’était là un détail. Ce ne fut qu’au bout d’une minute que Schwartz réalisa que la nourriture se réchauffait et que la boîte devenait brûlante. Il s’immobilisa alors, inquiet, et attendit.
La sauce se mit à fumer, puis à bouillonner doucement. Au bout d’un moment, elle se refroidit et il poursuivit son repas.
Granz et Messter étaient encore là quand il repartit. Le troisième homme, auquel il n’avait pas prêté attention, aussi.