Non, c’était à un monde qu’il songeait, à Trantor et à sa gigantesque métropole d’échelle planétaire qui régissait la galaxie tout entière. Il imaginait le palais dont il n’avait jamais vu en réalité les flèches et les arches majestueuses. Aucun Terrien ne les avait jamais vues. Il pensait aux invisibles fils de la puissance et de la gloire lancés de soleil en soleil, se tressant en cordons, en cordes et en câbles pour aboutir à ce lieu central et à cette abstraction, l’empereur, qui, après tout, n’était qu’un homme.
Son esprit s’accrochait fixement à cette pensée – la pensée de ce pouvoir, seul capable de conférer une essence divine à un mortel, et qui se concentrait en quelqu’un qui n’était qu’un humain.
Rien qu’un humain ! Comme lui-même !
Il pourrait…
11. L’ESPRIT QUI CHANGEA
La conscience du changement était obscure dans l’esprit de Joseph Schwartz. Bien souvent, dans le silence total de la nuit – comme les nuits étaient silencieuses, à présent ! Avaient-elle jamais été bruyantes, illuminées, trépidantes de vie ? – dans ce silence nouveau, il s’efforçait de remonter à son origine. Il aurait bien voulu pouvoir dire : c’est arrivé à tel endroit, à tel moment précis.
Il y avait d’abord eu ce jour lointain, ce jour d’effroi où il s’était retrouvé seul dans un monde étrange, et qui était maintenant aussi brumeux dans sa mémoire que le souvenir même de Chicago. Puis le voyage à Chica et son singulier et complexe aboutissement. Il y pensait fréquemment.
Une machine… des pilules qu’il avait prises. Sa convalescence et son évasion, ses déambulations et les événements inexplicables qui avaient eu le magasin pour théâtre. Il lui était impossible de se remémorer clairement cet épisode. Pourtant, depuis deux mois, tout était parfaitement net et sa mémoire sans faille. Même durant cette période, les choses avaient commencé à lui sembler bizarres. Il avait été sensible à l’atmosphère. Le vieux docteur et sa fille étaient mal à l’aise. Effrayés, même. S’en était-il rendu compte, alors ? Ou n’avait-ce été qu’une impression fugitive que ses réflexions avaient renforcée après coup ?
Cependant, dans le magasin, juste avant que cet homme taillé en colosse ait surgi et l’ait pris au piège – juste avant –, il avait pressenti qu’on allait le kidnapper. L’avertissement avait été trop tardif pour le sauver mais c’était un indice incontestable du changement qui s’était opéré en lui.
Et depuis, il y avait les migraines. Non, ce n’étaient pas vraiment des migraines. Plutôt des trépidations, comme si une dynamo cachée au fond de son cerveau s’était mise à tourner, faisant vibrer tous les os de son crâne. Il n’avait rien connu de tel à Chicago – en admettant que le fantasme de Chicago eût un sens – ni même ici dans les premiers temps.
Lui avait-on fait quelque chose à Chica, ce jour-là ? La machine ? Les pilules… c’était un anesthésique. Avait-il subi une opération ? Pour la centième fois, arrivées à ce point, ses pensées s’interrompirent.
Il avait quitté Chica le lendemain de sa tentative d’évasion avortée et, désormais, son existence s’écoulait paisiblement à la ferme.
Grew, dans son fauteuil roulant, répétait à son intention des mots en levant le doigt ou en faisant des gestes exactement comme Pola, la jeune fille. Jusqu’au jour où il avait cessé de débiter des inepties et s’était mis à parler anglais. Non— c’était lui, Joseph Schwartz, qui avait cessé de parler anglais et s’était mis à dire des inepties. Sauf que ce n’étaient plus des inepties.
Ç’avait été d’une facilité déconcertante. Il avait appris à lire en quatre jours. Lui-même en avait été surpris. Autrefois, à Chicago, il avait une mémoire phénoménale – en tout cas, il en avait l’impression – mais il n’avait jamais été capable d’une pareille prouesse. Or, Grew n’avait pas eu l’air étonné. Schwartz renonça.
Quand l’automne avait revêtu ses ors, il avait commencé de travailler aux champs. L’aisance avec laquelle il comprenait était stupéfiante. C’était la même chose : il ne se trompait jamais. Après une seule explication, il faisait fonctionner les machines les plus compliquées, comme en se jouant.
Contrairement à son attente, les grands froids ne venaient pas. Il passa l’hiver à sarcler, à répandre de l’engrais, à préparer de bien des façons les semailles du printemps.
Il interrogea Grew, essaya de lui expliquer ce qu’était la neige, mais l’autre se contenta d’ouvrir de grands yeux.
— De l’eau gelée qui tombe comme la pluie, hein ? Oh ! Ça s’appelle la neige ? Il paraît que ça se passe comme ça sur d’autres planètes, mais pas sur la Terre.
Dès lors, Schwartz surveilla la température et constata qu’elle variait à peine d’un jour sur l’autre. Pourtant, les journées raccourcissaient, ce qui n’avait rien que de normal dans une région située au nord. Comme Chicago, par exemple. Il se demandait s’il se trouvait sur la Terre.
Il tenta de lire quelques-uns des livres-films de Grew, mais il y renonça. Les gens étaient toujours des gens mais les petits détails de la vie quotidienne, les connaissances tenues pour acquises, les allusions historiques et sociologiques qui n’avaient aucun sens pour lui le rebutaient.
Les énigmes continuaient. Les pluies uniformément chaudes, l’ordre formel qui lui était fait de ne pas s’approcher de certains endroits. Ainsi, un beau soir, intrigué par le brasillement de l’horizon, la luminescence bleuâtre qui scintillait en direction du sud, il n’avait pas pu résister et s’était éclipsé après le souper. Il avait à peine franchi un kilomètre que le bruissement presque inaudible d’une biroue s’éleva derrière lui et la voix courroucée d’Arbin retentit. Schwartz s’était arrêté et l’autre l’avait ramené à la ferme.
— Il ne faut pas s’approcher de ce qui brille la nuit, lui avait-il enjoint en arpentant la pièce.
— Pourquoi ? Parce que c’est interdit, avait répondu Arbin sur un ton âpre et incisif.
Et, après un long silence, il avait ajouté :
— Tu ne sais vraiment pas ce qu’il y a là-bas ?
Schwartz avait levé les bras au ciel et le fermier avait poursuivi :
— D’où viens-tu ? Es-tu un… Etranger ?
— Qu’est-ce qu’un Etranger ?
Arbin avait haussé les épaules et était sorti.
Mais cette nuit avait eu une grande importance pour Schwartz car pendant sa brève escapade les curieuses hantises qui l’habitaient avaient fusionné pour devenir ce qu’il appelait un « attouchement d’esprit ». Ni à ce moment ni plus tard il n’avait pu définir le phénomène.
Il était seul dans le crépuscule violet qui s’assombrissait. Le bruit de ses pas sur le revêtement élastique était feutré. Il n’avait vu personne, entendu personne. Il n’avait rien touché.
Pas tout à fait… Il avait éprouvé quelque chose comme un contact mais ce n’avait pas été physique. Cela avait eu lieu dans son esprit. Pas tout à fait un contact, plutôt une présence. Comme un chatouillement soyeux.
Il y en avait eu deux. Deux attouchements distincts, séparés. Et le second – comment les différenciait-il ? — avait été plus fort… non, ce n’était pas le mot juste. Plus net, plus délimité.
Et il avait su que c’était Arbin. Cinq minutes au moins avant de percevoir le bruit de la biroue, dix minutes avant de poser les yeux sur le fermier.
Cette expérience s’était renouvelée de plus en plus fréquemment.
Il commença alors à se rendre compte que lorsque Arbin, Loa ou Grew était dans un rayon de trente mètres, il le savait même quand il n’avait aucune raison de le savoir. Et même quand il avait toutes les raisons de supposer le contraire. Ce n’était pas facile à accepter, mais peu à peu, il finit par trouver cela naturel.