Il fit des essais et constata qu’il savait toujours et à tout moment où était chacun des membres de la famille Maren. Et il les identifiait car l’attouchement d’esprit variait avec les personnes. Mais il n’osa pas en parler à ses hôtes.
Il se demandait parfois à quoi avait correspondu le premier contact qu’il avait senti sur la route, alors qu’il se dirigeait vers la lueur. Il ne s’était agi ni d’Arbin, ni de Loa, ni de Grew. Et puis après ? Cela faisait-il une différence.
Cela en faisait une, il l’apprit plus tard. Il l’avait à nouveau éprouvé un autre soir en ramenant les bêtes au bercail.
— Qu’est-ce qu’il y a dans le petit bois derrière les collines du sud ? demanda-t-il à Arbin.
— Rien, grommela le fermier d’une voix bourrue. C’est un domaine ministériel.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Arbin prit un air ennuyé.
— Qu’est-ce que cela peut te faire ? On l’appelle comme ça, parce qu’il appartient au haut ministre.
— Pourquoi n’est-il pas cultivé ?
— Il n’est pas destiné à l’être, répliqua Arbin avec un haut-le-corps. C’était un grand centre dans le temps. C’est un lieu sacré auquel on ne doit pas toucher. Ecoute-moi bien, Schwartz : si tu veux rester ici et être tranquille, réfrène ta curiosité et occupe-toi de ton travail.
— Si ce domaine est sacré, personne ne peut donc y habiter ?
— Exactement.
— Vous en êtes sûr ?
— Tout à fait sûr. Et n’y va pas. Ce serait la fin de tout pour toi.
— Je n’irai pas.
Schwartz s’éloigna, pensif et bizarrement troublé. C’était de ce bois qu’était venu l’attouchement d’esprit. Un attouchement extrêmement puissant. Et qui avait quelque chose de plus. Ç’avait été un contact hostile. Menaçant.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Mais il n’osait toujours pas aborder ce sujet. Les autres ne l’auraient pas cru et cela aurait eu des conséquences déplaisantes. Il le savait également. En fait, il savait trop de choses.
Par ailleurs, il avait rajeuni. Pas tellement sur le plan physique, certes. Il avait perdu du ventre et ses épaules s’étaient élargies, ses muscles étaient plus durs et plus souples, sa digestion meilleure. Parce qu’il travaillait au grand air. Mais c’était surtout sa façon de penser qui s’était transformée.
Les vieux ont tendance à oublier comment ils pensaient quand ils étaient jeunes. Ils oublient la rapidité des processus intellectuels, la hardiesse de l’intuition de la jeunesse, l’agilité de l’intelligence juvénile. Ils prennent l’habitude de raisonner lentement et, comme c’est plus que compensé par l’accumulation de l’expérience, les vieux se croient plus sages que les jeunes.
Mais pour Schwartz, l’expérience demeurait et c’était avec un vif plaisir qu’il constatait sa capacité à appréhender les choses d’un seul coup, qu’il anticipait peu à peu sur les explications d’Arbin et finissait par les précéder. Aussi se sentait-il jeune et d’une façon infiniment trop subtile pour que sa parfaite forme physique puisse, à elle seule, rendre compte de ce rajeunissement.
Ce fut au bout de deux mois, alors qu’il jouait aux échecs sous la charmille avec Grew, que toute la lumière se fit.
Les échecs n’avaient pas changé, sauf en ce qui concernait le nom des pièces. Le jeu était tel qu’il se le rappelait et cela lui était un réconfort. Dans ce domaine, au moins, sa mauvaise mémoire ne le trompait pas.
Grew lui avait parlé des variantes. Il y avait le jeu à quatre où chaque adversaire disposait d’un échiquier touchant le coin de deux autres, un cinquième placé au centre pour boucher le trou faisant office de no man’s land commun. Il y avait les échecs tridimensionnels où l’on utilisait huit échiquiers transparents superposés et où les pièces, évoluant dans les trois dimensions, étaient en nombre double ; pour gagner ; il fallait que les deux rois adverses soient mis simultanément mat. Il y avait encore d’autres variantes populaires où la position de départ des pièces était déterminée par les dés, par exemple, où certaines cases conféraient tels avantages ou tels handicaps aux pièces qui les atteignaient, où l’on introduisait des pièces nouvelles aux propriétés bizarres.
Mais les bons vieux échecs d’antan, immuables, n’avaient pas changé et le tournoi opposant Schwartz et Grew en était à la cinquantième partie.
Au début, le premier, qui connaissait tout juste les mouvements des pièces, perdait avec une belle constance, mais, maintenant, il gagnait presque toujours. Peu à peu, Grew était devenu plus prudent et il prenait son temps. Entre deux coups, il tirait sur sa pipe jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que de la braise au fond du fourneau – c’était une nouvelle habitude – et, finalement, il se résignait à perdre en protestant avec mauvaise humeur.
Il avait les blancs et un de ses pions était déjà en d4.
— Allons-y, lança-t-il sur un ton aigre à son partenaire.
Les dents farouchement serrées sur le tuyau de sa pipe, il étudiait l’échiquier avec une vive attention.
Le jour tombait. Schwartz s’assit en soupirant. Il était de mieux en mieux capable de prévoir les manœuvres de Grew avant que celui-ci ne bouge ses pièces et ces parties commençaient à lui paraître vraiment dépourvues d’intérêt. C’était comme si son adversaire avait une lucarne embuée dans le crâne. Et le fait que Schwartz lui-même savait presque instinctivement quelle était la tactique adéquate à employer n’était qu’une autre facette de son problème.
Ils utilisaient un échiquier n9cturne dont les cases, respectivement bleues et orange, luisaient dans l’obscurité et les pièces, grossières figurines d’argile en plein jour, se métamorphosaient la nuit. La moitié d’entre elles irradiaient une phosphorescence laiteuse qui leur donnait l’aspect froid et lumineux de la porcelaine, les autres étaient semées de minuscules miroitements rouges.
Les premiers mouvements se succédèrent rapidement. Schwartz avança son pion du roi pour répondre au coup d’envoi. Grew plaça le cavalier du roi en fou 3 et Schwartz riposta en mettant son cavalier de la reine en fou 3. Le fou blanc alla à cavalier de la reine 5 et Schwartz fit avancer sa tour d’une case pour l’obliger à reculer, puis il plaça son second cavalier à fou 3.
Les pièces brillantes glissaient sur l’échiquier comme mystérieusement animées d’une volonté propre, les mains qui les bougeaient disparaissant dans l’ombre.
La peur étreignait Schwartz. Peut-être serait-ce mettre son insanité en évidence, mais il fallait absolument qu’il sache.
— Où suis-je ? demanda-t-il tout à trac.
Grew, qui se préparait à pousser son cavalier de la reine en fou 3, leva les yeux :
— Comment ?
Ignorant le mot correspondant à « pays » ou à « nation », Schwartz répondit :
— Comment s’appelle ce monde ?
Et il mit son fou en roi 2.
— La Terre, laissa laconiquement tomber Grew, qui roqua.
La réponse laissait Schwartz sur sa faim. Il avait traduit le terme que Grew avait employé par « Terre ». Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Toutes les planètes sont la « Terre » pour leurs habitants. Il fit avancer son cavalier de la reine de deux cases et Grew dut à nouveau reculer le sien. Puis, tour à tour, les deux joueurs firent avancer leur pion de la reine d’une case afin de dégager leurs fous en vue de la bataille qui allait bientôt commencer au centre.
— En quelle année sommes-nous ? demanda Schwartz aussi négligemment qu’il le pouvait tout en roquant à son tour.