Le paralytique se calma et il retourna à sa place.
— A toi de jouer.
La sexagésimale ! Encore un attouchement d’esprit dégageant une indéfinissable aura menaçante. Ses pièces manœuvraient toutes seules tandis que Schwartz, le cœur étreint d’angoisse, réfléchissait. Son cavalier du roi prit le pion du fou. Grew poussa le sien en reine 4. La tour rouge esquiva en se repliant sur cavalier 4. Le cavalier blanc repartit à l’assaut : il se plaça en cavalier 3 et la tour de Schwartz évita le combat en ralliant cavalier 5. Mais quand le pion de la tour blanche eut timidement avancé d’une case, la tour de Schwartz se rua en avant et prit le pion du cavalier, mettant le roi adverse en échec. Le roi blanc la prit, mais la reine rouge colmata instantanément la brèche en roi 4. Echec au roi. Grew plaça la pièce menacée en tour 1, mais Schwartz fit sauter son cavalier en roi 4. Grew, mobilisant résolument ses défenses, amena alors sa reine en roi 2, mais Schwartz riposta en faisant avancer la sienne de deux cases en cavalier 6. C’était maintenant le corps-à-corps. Grew n’avait pas le choix : il déplaça sa reine en cavalier 2. Les deux reines étaient à présent face à face. Le cavalier blanc battit en retraite, prenant son homologue en fou 6 et quand le fou blanc, vulnérable, se réfugia en fou 3, le cavalier le poursuivit. Il était en reine 5. Grew réfléchit longuement avant de faire avancer sa reine débordée en diagonale pour prendre le fou de Schwartz.
Il poussa un soupir de soulagement. Une menace d’échec pesait sur la tour de son rusé adversaire et la reine blanche était prête à faire du dégât.
— A toi de jouer, dit-il sur un ton satisfait.
— Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est que la sexagésimale ? lui demanda Schwartz.
— Pourquoi me poses-tu cette question ? rétorqua l’infirme d’une voix dépourvue d’aménité. Qu’est-ce que tu cherches ?
— Je vous en prie…, fit humblement Joseph Schwartz que l’accablement gagnait. Je ne suis pas homme à faire du tort à qui que ce soit. Je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas ce qui m’est arrivé. Je souffre peut-être d’amnésie.
— Comme c’est vraisemblable ! laissa dédaigneusement tomber Grew. Est-ce que tu t’es soustrait à la sexagésimale ? Réponds-moi franchement.
— Mais puisque je vous dis que je ne sais pas ce que c’est !
— Cette dernière phrase emporta la conviction de l’autre. Il y eut un interminable silence. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans l’attouchement que percevait Schwartz, mais il ne parvenait pas tout à fait à saisir les mots informulés. C’est le soixantième anniversaire d’un homme, dit lentement Grew. La Terre peut nourrir vingt millions de personnes, pas plus. Pour vivre, il faut produire. Si on ne peut pas produire, on ne peut pas vivre. Et après soixante ans, on ne peut plus produire.
— Et alors…
Schwartz restait bouche bée.
— On est éliminé. Sans douleur.
— On vous tue ?
— Ce n’est pas un meurtre, répondit Grew avec raideur. Il ne peut pas en aller différemment. Les autres mondes ne veulent pas de nous et il faut bien faire de la place aux jeunes d’une manière ou d’une autre.
— Et si on ne dit pas qu’on a soixante ans ?
— Pourquoi le ferait-on ? Vivre au delà de son temps, ce n’est pas drôle. Et, tous les dix ans, il y a un recensement qui permet de retrouver ceux qui ont été assez fous pour tenter de tricher. En outre, ton âge est inscrit dans ton dossier.
— Pas le mien, lâcha Schwartz étourdiment. D’ailleurs, je n’ai que cinquante ans… enfin, je les aurai à mon prochain anniversaire, se rattrapa-t-il.
— Cela ne change rien. Il suffit d’examiner la structure des os pour contrôler leur âge. Tu ne le sais pas ? Il n’y a aucun moyen de camouflage. Ils me prendront la prochaine fois. Bien… A toi de jouer.
Mais Schwartz fit la sourde oreille.
— Vous voulez dire que…
— Dame ! Je n’ai que cinquante-cinq ans, mais regarde mes jambes. Est-ce que je peux travailler ? La famille se compose de trois personnes qui sont enregistrées et notre quota est fixé en fonction de trois travailleurs. Quand j’ai été paralysé, j’aurais dû être déclaré et il aurait été réduit. Mais j’aurais été passible de la sexagésimale par anticipation et Arbin et Loa n’ont pas voulu faire ça. Ce qui était stupide, parce que cela les a obligés à se tuer à la tâche… avant pan arrivée. Et qu’importe comment, ils m’épingleront l’année prochaine. C’est à toi de jouer.
— Parce que le recensement aura lieu l’an prochain ? Tout juste. A toi de jouer.
— Attendez ! Est-ce que tout le monde est éliminé à soixante ans ? Il n’y a pas d’exceptions ?
— Pas pour des gens comme toi et moi. Le haut ministre vit jusqu’au bout de son existence. Les membres de la Société des Anciens aussi, de même que certains savants et des personnes qui ont rendu d’éminents services. Cela ne va pas bien loin. Il y a peut-être une dizaine de dérogations par an. Mais c’est à toi de jouer !
— Qui décide des exemptions ?
— Le haut ministre, naturellement. Tu joues, oui ou non ?
Mais Schwartz se leva.
— Ce n’est pas la peine. Echec et mat en cinq coups. Ma reine prend votre pion. Echec. Vous êtes forcé de mettre votre roi en cavalier 1. J’amène mon cavalier en roi 2. Echec. Vous êtes obligé de reculer en fou 2. Ma reine va en roi 6. Echec. Vous allez en cavalier 2, ma reine en cavalier 6, et quand vous vous réfugiez en tour 1, elle va en tour 6. Echec et mat. Bonne partie, ajouta-t-il automatiquement.
Grew contempla longuement l’échiquier puis, poussant une exclamation de dépit, il l’expédia au loin. Les pièces scintillantes roulèrent dans l’herbe.
— Tu m’as distrait avec ton foutu bavardage, glapit l’infirme.
Mais Schwartz ne l’entendit pas. Il n’avait plus qu’une seule pensée : il fallait à tout prix qu’il échappe à la sexagésimale.
Vieillissons ensemble !
Le meilleur, encore, est à naître…
Mais quand Browning avait dit cela, l’homme était légion sur la Terre et les réserves alimentaires étaient illimitées. Le « meilleur », à présent, c’était la soixantaine – et la mort.
Schwartz avait soixante-deux ans.
Soixante-deux…
12. L’ESPRIT QUI TUA
La conclusion se forma avec une parfaite netteté dans son esprit méthodique. S’il ne voulait pas mourir, il fallait quitter la ferme. Autrement, ce serait le recensement et, par conséquent, la mort.
Donc, il devait partir. Mais pour aller où ?
Il y avait ce… qu’était-ce ? un hôpital ?… cet hôpital à Chica. On l’y avait déjà conduit. Et pourquoi ? parce qu’il était alors un « cas » médical. Mais n’en était-il pas toujours de même ? De plus, maintenant, il était capable de s’exprimer ; il pourrait décrire ses symptômes, ce qui lui avait été impossible précédemment. Il pourrait même faire état de l’attouchement d’esprit.
Mais n’était-ce pas un phénomène universellement répandu ? Comment le savoir ? Aucun des autres ne connaissait cette expérience. Ni Arbin, ni Loa, ni Grew. Schwartz en était certain. Ils n’étaient conscients de sa présence que s’ils le voyaient ou l’entendaient. Et battrait-il ainsi Grew aux échecs si celui-ci possédait…
Attention ! Les échecs étaient un jeu populaire. Si les gens avaient eu ce don, ils n’auraient pas pu y jouer. Pas vraiment.
Donc, Schwartz était par la force des choses une exception – un cas psychologique. Etre un cas ne serait peut-être pas une existence particulièrement joyeuse, mais cela lui assurerait la vie sauve.