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Et si l’on examinait la possibilité nouvelle qui venait de lui apparaître, s’il était, non pas un amnésique, mais un voyageur temporel ? Outre l’attouchement mental, il était un homme venu du passé. Un spécimen historique, un témoin archéologique. Ils ne pourraient pas le tuer.

A condition qu’ils le croient ?

Hemm… A condition qu’ils le croient…

Le docteur le croirait. Le jour où Arbin l’avait emmené à Chica, Schwartz avait besoin de se raser. Il se le rappelait fort bien. Après, sa barbe n’avait plus jamais repoussé, ce qui signifiait qu’on lui avait fait quelque chose. Que ce docteur savait qu’il avait eu des poils sur les joues. Serait-ce déterminant ? Grew lui avait dit un jour que seuls les animaux avaient des poils sur la figure.

Il fallait donc se rendre auprès du docteur.

Comment s’appelait-il ? Shekt ? Oui, Shekt, c’était bien ça.

Mais il connaissait si mal ce monde horrible… En s’esquivant de nuit ou en s’enfuyant à travers champs, il plongerait dans l’inconnu, il risquerait de pénétrer dans les mortelles poches radio-actives dont il ignorait tout. C’est pourquoi il prit la route en début d’après-midi, avec la témérité d’un homme qui n’a pas d’autre choix. La famille Maren n’attendrait pas son retour avant l’heure du souper et, à ce moment-là, il serait loin.

Pendant la première demi-heure, il éprouva un sentiment d’exultation, pour la première fois depuis que tout avait commencé. Enfin, il agissait. Il faisait quelque chose, il luttait. Quelque chose qui avait un but. Ce n’était pas une fuite aveugle comme cela avait été le cas à Chica.

Et, pour un vieil homme, il se défendait plutôt bien. Il allait leur faire voir !

Brusquement, il s’arrêta. Au milieu de la route. Parce que quelque chose s’imposait à son attention, quelque chose qu’il avait oublié.

L’étrange et anonyme attouchement d’esprit qu’il avait décelé le soir où il se dirigeait vers l’horizon luminescent et où Arbin l’avait rattrapé. Celui qui provenait du domaine ministériel.

Et Schwartz le sentait à présent derrière lui. A l’affût.

Il écouta avec plus d’intensité – c’était, tout au moins, l’équivalent d’écouter. L’attouchement ne se rapprochait pas mais ne le quittait pas non plus. Vigilance, animosité mais pas de fureur.

Il décela d’autres choses. Il ne fallait pas que celui qui suivait Schwartz le perde de vue. Et il était armé. Prudemment, presque machinalement, le fugitif se retourna et balaya l’horizon d’un regard avide.

L’attouchement se modifia aussitôt. Il se fit méfiant, soupçonneux comme si la sécurité et le succès de l’entreprise, quelle qu’elle pût être, étaient mis en question. L’idée des armes que possédait l’inconnu passa au premier plan. Comme s’il songeait à en faire usage au cas où il tomberait dans un traquenard.

Schwartz, qui n’en avait pas et était réduit à l’impuissance, comprit que son suiveur le tuerait plutôt que de le laisser disparaître hors de sa vue, qu’il le tuerait au premier geste imprudent. Et il ne voyait personne.

Aussi reprit-il sa marche, conscient que l’autre restait assez près de lui pour pouvoir l’abattre, le cas échéant. Son échine se crispait dans l’attente de… il ne savait quoi. Quelle impression cela fait-il de mourir ? Quelle impression ? La question le lancinait au rythme de ses pas, lui mettait la tête à l’envers, lui taraudait l’esprit au point que c’en était presque intolérable.

La seule planche de salut était de se concentrer sur l’attouchement. Il décèlerait la brusque tension qui voudrait dire qu’une arme se braquerait, qu’un doigt presserait une détente, qu’un contact allait se fermer. Alors, il se jetterait à terre… il prendrait ses jambes à son cou.

Mais pourquoi ? S’il s’agissait de la sexagésimale, pourquoi l’autre ne l’exécutait-il pas sans autre forme de procès ?

La théorie du saut dans le temps perdait de sa consistance. En définitive, il devait effectivement souffrir d’amnésie. Peut-être était-il un criminel, un dangereux malfaiteur qu’il fallait surveiller. Peut-être avait-il été autrefois une notabilité que l’on ne pouvait simplement exécuter sans la juger d’abord. Peut-être cette amnésie était-elle la solution qu’avait trouvée son subconscient pour censurer quelque monstrueuse culpabilité.

Et Schwartz marchait sur une route déserte vers une destination inconnue, la mort à ses trousses. Le jour s’assombrissait et il soufflait un petit vent frais. Cela aussi était anormal. On devait être à la mi-décembre et il était naturel que le soleil se couche à 4 h 30. Mais dans le Midwest, la bise d’hiver était bien autrement mordante. Il y avait déjà un certain temps que Schwartz était parvenu à la conclusion que la douceur du climat tenait au fait que le soleil n’était pas la seule source de chaleur de cette planète (la Terre ?). La radio-activité du sol intervenait. Sur un mètre carré, le rayonnement calorique était faible, mais, sur des kilomètres, c’était énorme.

L’attouchement se rapprochait dans l’ombre. L’esprit inconnu était toujours attentif et prêt à un quitte ou double. L’obscurité rendait la filature plus aisée. L’homme avait déjà suivi Schwartz le jour où ce dernier s’était aventuré en direction de la phosphorescence. Avait-il peur de courir à nouveau le risque ?

— Eh ! L’ami…

La voix était nasillarde et haut perchée. Schwartz fit halte et, d’un seul mouvement, se retourna lentement. Il faisait trop sombre pour qu’il puisse distinguer avec netteté les traits de l’homme de petite taille qui s’avançait à sa rencontre sans hâte en agitant le bras. Schwartz attendit.

— Ah ! Content de vous voir. C’est pas tellement marrant de faire la route sans compagnie. On peut continuer ensemble.

— Bonsoir, dit Schwartz sans enthousiasme.

C’était bien le même attouchement. C’était bien son suiveur. Et son visage avait quelque chose de familier. Il évoquait le nébuleux épisode de Chica.

C’est alors que l’autre s’exclama, très sûr de lui :

— Oh mais ça alors ! Je vous connais ! Bien sûr… Vous ne vous souvenez pas de moi ?

Schwartz était incapable de dire si en d’autres circonstances et à un autre moment il aurait cru ou non à la sincérité de son interlocuteur, mais à présent, comment aurait-il pu ne pas voir combien mince et fragmentaire était l’artificiel vernis recouvrant l’attouchement dont les effluves profonds lui disaient – lui hurlaient – que ce petit homme aux yeux perçants savait dès le début à qui il avait affaire ? Et qu’il était prêt à l’abattre en cas de nécessité ?

Il secoua la tête.

— Mais si, insista l’autre. Nous nous sommes rencontrés dans le magasin. Je vous ai fait sortir. (Il se tordit de rire – un rire qui sonnait faux.) Ils croyaient que vous aviez la Fièvre des Radiations. Vous vous en souvenez sûrement.

Il se le rappelait en effet. Tout aussi vaguement. Un homme qui lui ressemblait, une foule qui les avait d’abord arrêtés, puis s’était ouverte pour les laisser passer…

— Oui. Enchanté de cette rencontre.

Ce n’était pas brillant, brillant, comme conversation, mais Schwartz ne pouvait faire mieux et le petit bonhomme n’avait pas l’air de s’en soucier.

— Je m’appelle Natter, se présenta-t-il en tendant à Schwartz une main molle. Nous n’avons pas eu l’occasion de parler beaucoup – dans une pareille situation, nous avions d’autres préoccupations, me direz-vous peut-être – et je suis ravi que le hasard nous ait remis l’un en face de l’autre. Allez ! On s’en serre cinq ?

— Mon nom est Schwartz.

Il secoua brièvement la main de Natter.

— Comment ça se fait que vous soyez à pied ? enchaîna ce dernier. Où c’est que vous allez ?