— Je me promène, tout simplement, répondit Schwartz en haussant les épaules.
— Vous aimez la marche ? Moi aussi. Je passe l’année à courir les routes. Ça décape.
— Quoi ?
— On se sent revivre. On respire et ça vous fouette le sang. Mais j’ai été trop loin, aujourd’hui. J’aime pas rentrer seul après la tombée de la nuit et j’accueille toujours avec joie un peu de compagnie. Où que vous allez ?
C’était la seconde fois qu’il posait la question et, à en juger par l’attouchement, il y attachait beaucoup d’importance. Schwartz se demanda comment il pourrait l’éluder. Inutile d’essayer de mentir : il connaissait trop mal ce monde pour qu’un mensonge soit crédible.
— Je vais à l’hôpital, répondit-il.
— A l’hôpital ? Quel hôpital ?
— Là où je me trouvais quand j’étais à Chica.
— L’Institut ? Où je vous ai ramené l’autre fois après l’affaire du magasin, je veux dire.
Angoisse et aggravation de la tension…
— Je vais voir le Dr Shekt. Vous le connaissez ?
— J’ai entendu parler de lui. C’est un gros bonnet. Vous êtes malade ?
— Non, mais je dois me faire examiner de temps en temps.
L’explication était-elle plausible ?
— Et vous y allez à pied ? Il n’envoie pas une voiture vous prendre ?
Apparemment, elle ne l’était pas. Schwartz jugea préférable de se murer dans le silence.
Mais Natter poursuivit allègrement :
— Ecoutez, mon vieux, dès qu’on rencontrera un ondiophone public, j’appellerai un taxi.
— Un ondiophone ?
— Oui. Il y en a partout le long de la route. Tenez ! En voilà justement un.
Natter fit un pas en direction de l’appareil et Schwartz hurla d’une voix perçante :
— Non ! Ne bougez pas !
Natter s’arrêta et se retourna. Son regard était étrangement froid.
— Quelle mouche vous pique, l’ami ?
Le nouveau langage convenait mal à l’impétuosité avec laquelle les mots se bousculaient dans la bouche de Schwartz :
— J’en ai assez de cette comédie. Je vous connais et je sais ce que vous allez faire. Vous voulez prévenir quel qu’un que je me rends auprès du Dr Shekt. On m’attendra à Chica et on enverra un véhicule me chercher. Et vous me tuerez si j’essaye de fuir.
Natter plissa le front et murmura : « Pour ça, tu as mis dans le mille… » Ce commentaire n’était pas destiné aux oreilles de Schwartz auxquelles il ne parvint d’ailleurs pas, mais les mots flottaient à la surface de l’attouchement.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez, dit-il tout haut.
Mais il prit du champ, tandis que sa main glissait nonchalamment vers sa hanche.
Schwartz perdit alors son sang-froid.
— Laissez-moi tranquille ! s’exclama-t-il en faisant de furieux moulinets avec ses bras. Pourquoi ne me laissez-vous pas en paix ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? Allez-vous-en ! Allez-vous-en !
Sa voix se cassa. La rage et la peur s’amassaient derrière son front – la peur de cet être qui le traquait et dont l’esprit frémissait d’agressivité. Les émotions qui l’agitaient se lancèrent comme un bélier à l’assaut de l’attouchement pour le briser, pour le rompre…
Et il n’y eut soudain plus de contact. Un bref instant, Schwartz avait eu conscience d’une insupportable souffrance – pas en lui : en l’autre – et puis… plus rien. L’attouchement d’esprit s’était évanoui. Comme un poing serré dont l’étreinte mollit et meurt.
Natter gisait, recroquevillé, sur la chaussée, dans l’ombre qui s’épaississait. Schwartz s’approcha lentement de lui. Malingre comme il était, il ne fut pas difficile à Joseph de le retourner. Les affres de l’agonie marquaient profondément ses traits. Schwartz tâta la poitrine de l’homme au masque torturé : Je cœur ne battait plus.
Il se redressa, horrifié.
Il avait tué un être humain !
A l’horreur succéda une intense stupéfaction…
Il l’avait tué sans le toucher ! Uniquement en déchargeant sa haine, en frappant d’une façon ou d’une autre l’attouchement.
Quels autres pouvoirs possédait-il ?
Prenant rapidement une décision, il fouilla les poches de Natter et y trouva de l’argent. Bonne chose ! Cela pourrait toujours servir. Puis il tira le cadavre dans les champs où les hautes herbes le dissimuleraient. Il marcha encore deux heures sans percevoir le moindre contact mental. Cette nuit-là, il dormit à la belle étoile et, le lendemain matin, après deux nouvelles heures de marche, il parvint aux faubourgs de Chica.
Pour lui, ce n’était qu’un village et, par comparaison avec le Chicago qu’il se rappelait, la circulation était rare et sporadique. Cependant, et pour la première fois, les attouchements d’esprit étaient nombreux, si nombreux qu’ils le déconcertaient et l’embrouillaient.
Il y en avait des quantités ! Parfois paresseux et diffus, parfois accentués et intenses. De l’esprit de certains passants, fusaient d’infimes explosions, d’autres n’avaient rien dans le crâne, sinon, peut-être, un vague souvenir de petit déjeuner qui s’attardait.
Au début, chaque attouchement qu’il accrochait faisait sursauter et se retourner Schwartz comme si c’était un contact personnel, mais au bout d’une heure, il finit par ne plus y prêter attention. A présent, il entendait des mots, même non formulés. C’était une expérience nouvelle et il se surprit à tendre l’oreille. C’étaient des lambeaux de phrases désincarnés et mystérieux, décousus, semblables à des bouffées de vent. Et lointains, lointains… Et chargés d’émotions, de tout un grouillement de choses subtiles défiant la description, de sorte que ce conglomérat de mots était un panorama palpitant de vie qui n’était visible que pour lui.
Il constata qu’il pouvait s’introduire à l’intérieur des bâtiments qu’il longeait, y projeter son esprit comme une bête tenue en laisse capable de s’insinuer dans des recoins échappant aux regards pour en rapporter la substance même des pensées intimes des hommes.
Il fit halte devant un énorme édifice à la façade de pierre et se mit à réfléchir. On le pourchassait, encore qu’il ignorât qui était ce on. Il avait tué son suiveur, mais il y en avait forcément d’autres – ceux que sa victime voulait prévenir. Le mieux serait peut-être de ne pas bouger pendant quelques jours. Mais comment faire ? Trouver du travail ?
Il sonda l’édifice et capta un attouchement lointain qui lui apprit qu’il pourrait peut-être se faire embaucher. On cherchait des ouvriers du textile – et, autrefois, il était tailleur.
Il entra. Personne ne fit attention à lui.
— Où dois-je aller pour du travail ? demanda-t-il à quelqu’un.
— Prenez cette porte.
L’attouchement mental était grognon et méfiant.
Dans la pièce où il entra, il se trouva en présence d’un individu fluet au menton en pointe qui le bombarda de questions. Il enregistrait ses réponses en pianotant sur le clavier d’une machine de classement.
Schwartz débitait mensonges et vérités avec une égale incertitude, mais le chef du personnel qui l’assaillait du feu roulant de ses questions semblait parfaitement indifférent : « Age ? …Cinquante-deux ? Hmm. Etat de santé ?… Situation de famille ?… Expérience antérieure ? …Vous avez travaillé dans le textile ? …Quelle sorte de textiles ? …Les thermoplastes ? Les élastomères ? …Toutes les sortes ? Que voulez-vous dire ?… Quel était votre dernier employeur ?… Veuillez épeler ce nom …Vous n’êtes pas de Chica, n’est-ce pas ? …Où sont vos papiers ? …Il faudra les apporter si vous voulez qu’on vous engage …Quel est votre matricule ? »