Schwartz fit machine arrière. Il n’avait pas prévu que l’interrogatoire prendrait cette tournure. Et l’attouchement de son interlocuteur changeait. Il était maintenant chargé d’une méfiance quasiment obsessionnelle. Et de circonspection. Le vernis d’amabilité et de cordialité recouvrant l’animosité sous-jacente était si mince que c’était le détail le plus inquiétant de tous.
— Je ne pense pas que je ferai l’affaire, dit nerveusement Schwartz.
— Mais si, mais si… Ne vous en allez pas. Nous avons quelque chose pour vous. Laissez-moi seulement consulter les archives.
Il souriait, mais l’attouchement était plus clair et encore plus hostile.
L’homme avait appuyé sur un bouton de sonnette… Soudain pris de panique, Schwartz se rua vers la porte.
— Arrêtez-le ! cria aussitôt l’autre en se précipitant à ses trousses.
L’esprit de Schwartz cingla violemment l’attouchement. Le tailleur jeta un rapide coup d’œil derrière lui en entendant un râle : le chef du personnel, assis par terre, le visage tordu de douleur, se tenait les tempes. Quelqu’un se pencha sur lui, puis se redressa d’un mouvement brusque et se dirigea vers Schwartz qui ne demanda pas son reste.
Il se retrouva dans la rue. Il était sûr et certain qu’un mandat d’arrestation allait être lancé contre lui, que son signalement serait publié et que le chef du personnel, au moins, l’avait reconnu.
Il fuyait à l’aveuglette et attirait l’attention. De plus en plus. Il y avait davantage de monde dans les rues, à présent, et il sentait partout la suspicion – parce qu’il courait, parce que ses vêtements étaient fripés et lui allaient mal…
La multiplicité des contacts mentaux et la confusion qui régnait dans ses pensées, engendrée par la peur et le désespoir, étaient telles qu’il était incapable de détecter ses véritables ennemis, ceux qui n’étaient pas simplement soupçonneux mais savaient à quoi s’en tenir. Aussi la matraque neuronique qui le frappa le prit-elle totalement par surprise.
Il éprouva seulement une douleur atroce qui le cingla comme une mèche de fouet, comme une avalanche de rochers broyés. Il glissa pendant quelques secondes dans l’abîme de la souffrance puis sombra dans la nuit.
13. L’ARAIGNÉE TISSE SA TOILE
L’atmosphère qui baigne le domaine du Collège des Anciens, à Washenn, est calme, c’est le moins qu’on puisse en dire. Le maître mot, en ces lieux, est austérité, et une profonde gravité émane des petits groupes de novices qui font leur promenade vespérale sous les arbres du Tétragone que nul ne peut franchir hormis les Anciens. De temps en temps, on aperçoit un supérieur en robe verte qui traverse la pelouse, répondant aimablement aux révérences.
On peut aussi, mais la chose est rarissime, assister au passage du haut ministre.
Mais jamais on ne le voit, comme c’était à présent le cas, arriver presque au pas de course, en sueur, aveugle aux mains qui se tendaient respectueusement, indifférent aux regards prudents qui le suivaient, aux coups d’œil déconcertés qu’échangeaient les témoins, à leurs sourcils qui se haussaient.
Il s’engouffra par l’entrée privée de la Chambre législative, et dégringola l’hémicycle désert. La porte sur laquelle il tambourina s’ouvrit quand celui qui se trouvait de l’autre côté actionna la pédale de commande et le haut ministre entra.
Ce fut à peine si son secrétaire, assis derrière un modeste petit bureau, leva la tête. Penché sur un téléviseur miniature à protection de champ, il écoutait d’un air absorbé tout en promenant le regard sur la pile de messages d’allure officielle qui s’amoncelaient devant lui.
Le haut ministre frappa sèchement sur le bureau.
— Que se passe-t-il ?
Le secrétaire le considéra, glacial, et repoussa le téléviseur.
— Je vous présente mes compliments, Votre Excellence.
— Passons, rétorqua le ministre avec impatience. Je veux savoir ce qui se passe.
— En un mot comme en cent, notre homme s’est enfui.
— Vous parlez de celui que Shekt a traité à l’amplificateur synaptique… l’Etranger… l’espion… l’homme de la ferme…
Nul ne peut savoir quels autres qualificatifs le haut ministre aurait encore débités si le secrétaire ne l’avait interrompu d’un « Exactement prononcé sur un ton détaché.
— Pourquoi n’en ai-je pas été informé ? Pourquoi ne suis-je jamais tenu informé ?
— Une action immédiate s’imposait et vous aviez d’autres engagements. Je me suis donc substitué à vous au mieux de mes capacités.
— Oui, vous respectez scrupuleusement mes engagements quand vous désirez vous passer de moi. Mais cette fois, je ne marche pas. Je ne me laisserai pas court-circuiter et mettre sur une voie de garage. Je ne peux admettre que…
— Nous perdons du temps, répliqua le secrétaire sans hausser le ton et les protestations, presque les vociférations, du haut ministre s’étranglèrent dans sa gorge.
Il toussota, ne sachant trop que dire et finit par demander, dompté :
— Donnez-moi les détails, Balkis.
— Il n’y en a guère. Après avoir patiemment attendu deux mois sans susciter le moindre soupçon, notre homme, Schwartz, s’est sauvé. On l’a suivi. Et perdu.
— Perdu ? Comment cela ?
— Nous ne savons pas au juste, mais il y a une autre donnée de fait. Cette nuit, notre agent, Natter, n’a pas fait les trois rapports prévus. Son remplaçant est parti à sa recherche. Il l’a retrouvé à l’aube sur la route de Chica. Dans un fossé. Et tout ce qu’il y a de plus mort.
Le haut ministre pâlit.
— L’Etranger l’avait tué ?
— On peut le présumer, encore que nous ne puissions l’affirmer avec certitude. Il n’y avait aucun signe de violence visible en dehors du rictus d’agonie du cadavre. On procédera à l’autopsie, naturellement. Peut-être a-t-il succombé à une crise cardiaque survenue à ce moment malencontreux.
— Une telle coïncidence serait difficilement croyable.
C’est aussi mon avis, mais si Schwartz l’a liquidé, les événements qui ont suivi sont encore plus troublants. Voyez-vous, Excellence, il paraissait évident, en fonction de notre analyse, que Schwartz se rendrait à Chica pour voir Shekt. Le cadavre de Natter a été retrouvé entre la ferme Maren et Chica. Nous avons donc alerté la cité il y a trois heures et l’homme a été appréhendé.
— Schwartz ? s’exclama le haut ministre avec incrédulité.
— Bien entendu.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ? Balkis haussa les épaules.
— Il y a des choses plus importantes, Votre Excellence. Je vous répète que Schwartz est entre nos mains. Sa capture a été rapide et n’a pas présenté de difficultés, ce qui cadre assez mal, à mon sens, avec la mort de Natter. Comment a-t-il pu se montrer assez malin pour repérer et abattre cet agent dont la compétence n’était plus à démontrer et, en même temps, assez stupide pour aller dès le lendemain matin à Chica et se présenter ouvertement dans une usine, sans même se déguiser, pour demander du travail ?
— Il a fait ça ?
— Il a fait ça. Deux explications viennent alors à l’esprit. Ou il avait déjà transmis à Shekt ou à Arvardan les informations qu’il avait à leur communiquer et s’est volontairement laissé arrêter dans le but de brouiller les pistes, ou il y a d’autres émissaires que nous n’avons pas détectés et qu’il couvre. Dans les deux cas, gardons-nous de pécher par excès de confiance.
— Je n’y comprends rien, soupira la haut ministre dont l’anxiété déformait les traits réguliers. C’est trop fort pour moi. Je suis dépassé.