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Arvardan se mordilla la lèvre et répondit avec réticence :

— Vous vous faites l’éloquent avocat de votre ennemi.

— Parce que je me demande ce que dira mon ennemi. Comprenez donc que vous n’arriverez à rien, sinon à exacerber davantage la haine de nos adversaires.

Mais il y a aussi l’intérêt de la science pure, le progrès de la connaissance… Le haut ministre secoua gravement le menton.

— Je suis navré de devoir refuser. Je vais vous parler maintenant comme un gentilhomme de l’empire s’adressant à un autre gentilhomme de l’empire. Personnellement, ce serait avec joie que je vous apporterais mon concours, mais les Terriens sont un peuple têtu et à la nuque roide qui s’est au cours des siècles replié sur lui-même en raison de… euh… de l’attitude déplorable qu’on a eue à son égard dans certaines régions de la galaxie. Ils ont des tabous, des Coutumes immuables que je ne peux moi-même me permettre d’enfreindre.

— Et les zones radio-actives…

— Sont l’un des tabous les plus importants. Si je vous accordais l’autorisation que vous demandez, et croyez bien que mon impulsion serait de vous l’accorder, cela provoquerait seulement des troubles et des émeutes qui, outre qu’ils mettraient en danger votre vie et celle des membres de votre expédition, entraîneraient à terme des représailles dont la Terre ferait les frais. En agissant de la sorte, je trahirais les devoirs de ma charge et la confiance de mes compatriotes.

— Mais je suis disposé à prendre toutes les précautions raisonnables. Si vous voulez me faire accompagner par des observateurs… Je peux aussi vous proposer de vous consulter avant de publier les résultats que j’aurai obtenus.

— Vous me tentez. Ce projet ne manque pas d’intérêt mais vous surestimez mes pouvoirs, même sans faire entrer le sentiment populaire en ligne de compte. Je ne suis pas un autocrate absolu. En réalité, mes pouvoirs sont rigoureusement limités et toutes les questions doivent être soumises à la Société des Anciens préalablement à la décision.

— C’est extrêmement fâcheux, fit Arvardan en hochant la tête. Le procurateur m’avait prévenu que je rencontrerais des difficultés, mais j’espérais quand même que… Quand pourrez-vous prendre l’avis de l’Assemblée, Excellence ?

Le présidium de la Société des Anciens se réunit dans trois jours. Toutefois, comme je suis dans l’impossibilité de modifier l’ordre du jour, cette affaire ne pourra pas être mise en discussion avant une semaine environ.

Arvardan acquiesça distraitement.

— Eh bien, s’il n’y a pas moyen de faire autrement… A propos, Excellence…

— Oui ?

— Je serais heureux de rencontrer un de vos savants, un certain Dr Shekt, de Chica. Je suis passé à Chica mais j’ai dû partir assez vite et je souhaiterais réparer cette omission. C’est sûrement un homme occupé et je vous serais obligé si vous pouviez me remettre une lettre d’introduction – si ce n’est pas trop demander.

Le haut ministre, qui s’était soudain raidi, ne répondit pas immédiatement.

— Puis-je savoir pourquoi vous voulez le voir ? finit-il par s’enquérir.

— Bien entendu. J’ai lu un article où il était question d’un appareil qu’il a inventé et qu’il a appelé amplificateur synaptique, je crois. Cela a trait à la neurochimie du cerveau et pourrait se révéler fort intéressant pour un de mes autres projets. J’ai plus ou moins cherché, en effet, à classer les types humains en groupes encéphalographiques… en fonction des ondes cérébrales, si vous voyez ce que je veux dire.

— Humm… J’ai vaguement entendu parler de cet instrument. Et je crois me souvenir que cela n’a pas été un succès.

— Sans doute, mais le Dr Shekt est un expert dans ce domaine et il me serait probablement très utile.

— Je vois. En ce cas, je vais vous faire préparer immédiatement un mot d’introduction. Il va sans dire que vous vous abstiendrez de toute allusion à vos intentions en ce qui concerne les zones interdites.

Vous pouvez compter sur moi, Votre Excellence. (Arvardan se leva.) Je vous remercie de votre amabilité et de votre bonté. Il ne me reste qu’à former le vœu que le Conseil des Anciens soit compréhensif à l’égard de mon projet. Le secrétaire entra après qu’Arvardan eut pris congé. Un sourire glacé et cruel flottait sur ses lèvres.

— C’est parfait, dit-il. Votre Excellence a eu un comportement digne de louanges.

Le haut ministre lui lança un regard sombre.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire à propos de Shekt ?

— Cela vous intrigue ? Il n’y a pourtant pas de quoi. Les choses se présentent fort bien. Vous avez noté la mollesse de sa réaction devant votre fin de non-recevoir ? Est-ce celle d’un homme de science qui se voit refuser sans raison apparente une chose qui lui tient à cœur ? Ou celle de quelqu’un qui joue un rôle et est soulagé de ne plus avoir à le tenir ? Là encore, nous nous trouvons devant une curieuse coïncidence. Schwartz s’esquive et se rend à Chica. Le lendemain même, Arvardan surgit à Washenn et, après de vagues propos sans queue ni tête au sujet de son expédition, il vous laisse entendre, mine de rien, qu’il va à Chica pour voir Shekt.

— Mais pourquoi me l’a-t-il dit, Balkis ? Cela me paraît être une initiative imprudente.

— Parce que vous n’avez pas l’esprit calculateur. Mettez-vous à sa place. Il s’imagine que nous ne nous doutons de rien. Dans ce cas, l’audace paie. Il va voir Shekt. Bon ! Il l’avoue franchement. Il demande même une lettre d’introduction. Quelle meilleure garantie de son innocence et de la pureté de ses intentions ? Et cela soulève un autre point. Schwartz s’est peut-être rendu compte qu’il est surveillé. Il a peut-être tué Natter. Mais il n’a pas eu le temps d’avertir les autres. Sinon, le scénario ne se serait pas déroulé de cette façon. (Les paupières du secrétaire étaient à demi baissées tandis qu’il tissait ainsi sa toile.) On ne peut pas savoir quand ils commenceront à s’inquiéter de la disparition de Schwartz, mais nous pouvons au moins accorder sans risque à Arvardan le temps qu’il faut pour que sa rencontre avec Shekt ait lieu. Nous les prendrons ensemble. Ce sera déjà quelque chose qu’ils ne pourront pas nier. De quel délai disposons-nous ?

Le regard de Balkis se fit songeur.

— Le calendrier est souple, et depuis que nous avons découvert la trahison de Shekt, les équipes mettent les bouchées doubles. Et les choses vont bien. Nous attendons seulement les calculs d’orbites. Seul le rendement imparfait des ordinateurs nous retarde. Enfin, ce n’est peut-être plus qu’une question de jours, à présent.

— De jours ! répéta le haut ministre avec, dans la voix, un étrange mélange de triomphe et d’horreur.

— De jours, répéta le secrétaire. Mais n’oubliez pas que, même deux secondes avant l’heure H, il suffirait d’une seule bombe pour nous arrêter. Et il y aurait ensuite une période de représailles de un à six mois. Le risque n’est pas nul.

Une question de jours ! Et ce serait alors la bataille la plus incroyablement inégale jamais enregistrée dans l’histoire : la Terre attaquerait la galaxie tout entière.

Les mains du haut ministre tremblaient légèrement.

Arvardan était à nouveau à bord d’un stratoplane. Et il était dans un état de fureur noire. Il n’y avait apparemment aucune raison de penser que le haut ministre et la population de névrosés qu’il administrait lui donneraient l’autorisation officielle de pénétrer dans les zones radioactives. Mais l’archéologue s’y était attendu et, bizarrement, cela ne le tracassait même pas. Autrement, il se serait battu avec plus d’âpreté.