— Je comprends parfaitement, répondit sèchement Arvardan qui ne comprenait rien du tout. Je vous salue bien.
Le Dr Shekt sourit faiblement.
Je suis accablé de travail…
— Moi aussi, je suis très occupé, docteur Shekt.
L’archéologue avança vers la porte en pestant contre toute la tribu terrienne, en gros et en détail. Malgré lui, les aphorismes qui faisaient florès sur sa planète natale lui montaient aux lèvres : « La politesse est aussi répandue chez les Terriens que les étincelles dans la mer », « Un Terrien vous donne tout à condition que ça ne lui coûte rien et que ça vaille encore moins ».
Il avait déjà levé le bras pour couper le faisceau de la cellule photo-électrique commandant l’ouverture du portail donnant sur la rue quand il entendit des pas pressés derrière lui. Quelqu’un lui glissa un « chut ! » à l’oreille et on lui fourra un bout de papier dans la main. Lorsqu’il se retourna, il aperçut seulement une silhouette de rouge vêtue qui disparaissait.
Ce ne fut que dans le véhicule qu’il avait loué qu’il déplia le papier et lut ces mots griffonnés : « Soyez devant le Grand Théâtre ce soir à 8 heures. Assurez-vous qu’on ne vous suit pas. »
Il relut cinq fois de suite le message en fronçant farouchement les sourcils comme s’il espérait que quelque chose d’autre, écrit à l’encre invisible, allait se révéler. Machinalement, il se retourna. Il n’y avait personne dans la rue. Il fit le geste de jeter cette note ridicule par la fenêtre, mais se ravisant, la mit dans sa poche.
S’il avait eu la moindre des choses à faire, ce soir-là, il n’aurait certainement pas donné suite et quelques trillions de gens seraient peut-être passés de vie à trépas. Mais il se trouvait qu’il n’avait aucun projet.
Et qu’il se demandait si l’auteur de ce billet n’était pas…
A 8 heures, il avançait lentement, englué dans la longue file de véhicules qui se traînaient le long des méandres de la voie conduisant au Grand Théâtre. Il n’avait demandé son chemin qu’une seule fois et le passant qu’il avait interrogé lui avait décoché un regard soupçonneux (la méfiance était une caractéristique universellement répandue chez les Terriens) et s’était borné à répondre laconiquement : « Vous n’avez qu’à suivre les autres voitures. »
Apparemment, elles se dirigeaient toutes vers le Grand Théâtre car, quand Arvardan y arriva, il constata qu’elles s’engouffraient l’une après l’autre dans la, gueule béante du parc de stationnement souterrain. Il quitta donc la file et dépassa le bâtiment à petite allure, attendant il ne savait quoi.
Une silhouette élancée dégringola la rampe piétonnière et s’accrocha à la portière. L’archéologue, surpris, écarquilla les yeux, mais l’inconnu avait déjà ouvert et était monté à bord.
— Pardonnez-moi mais…
— Chut ! (Son passager se recroquevilla sur le siège.) Vous a-t-on suivi ?
— Parce que j’aurais dû l’être ?
— Ne plaisantez pas. Continuez tout droit. Je vous dirai quand il faudra tourner. Mais qu’est-ce que vous attendez ?
Il connaissait cette voix. Des cheveux châtain clair sortaient du capuchon qui descendaient jusqu’aux épaules de la jeune femme dont les yeux noirs étaient fixés sur lui.
— Vous feriez mieux de rouler, dit-elle doucement.
Il obéit. Pendant le quart d’heure qui suivit, elle ne prononça pas un mot sauf pour lui indiquer laconiquement la direction de temps en temps. Il la lorgnait en coulisse et songeait avec une bouffée de plaisir qu’elle était encore plus jolie que dans son souvenir. C’était singulier, mais maintenant, il n’éprouvait aucun ressentiment.
Ils s’arrêtèrent – plus exactement, Arvardan s’arrêta sur l’ordre de sa passagère – au coin d’un quartier résidentiel désert. Après avoir prudemment examiné les environs, la jeune fille lui fit signe de redémarrer et le véhicule s’engagea au pas dans l’allée en pente douce d’un garage privé dont la porte se referma. Il n’y avait pas d’autre source de lumière que le plafonnier de la voiture.
Pola le dévisagea avec gravité et dit :
Je suis désolée d’avoir été forcée de recourir à ce stratagème pour vous parler sans témoins, docteur Arvardan. Je sais que je n’ai pas à espérer votre estime…
— N’en croyez rien, s’exclama-t-il gauchement.
— J’y suis obligée. Je voudrais que vous sachiez que je me rends parfaitement compte de la mesquinerie et de la méchanceté de mon attitude lors de notre première rencontre. Je ne trouve pas de mots pour m’excuser…
— Je vous en supplie ! (Il se détourna.) J’aurais sans doute dû me montrer un peu plus diplomate.
— Bref… (Pola s’interrompit quelques instants pour recouvrer un minimum de calme.) Ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir ici. Vous êtes le seul Etranger, à ma connaissance, capable de faire preuve de bonté et de noblesse – et j’ai besoin de votre aide.
Un étau glacé se referma sur le cœur d’Arvardan. C’était donc seulement pour cela ?
— Oh ? fit-il sur un ton froid.
— Non ! s’écria-t-elle. Pas pour moi, docteur Arvardan. Pour la galaxie tout entière. Moi, je ne demande rien. Absolument rien !
— De quoi s’agit-il ?
— D’abord… je ne pense pas qu’on nous ait suivis mais si vous entendez le moindre bruit, voulez-vous… voulez-vous… (elle baissa les yeux)… me prendre dans vos bras et… et… vous comprenez ?
Il hocha sèchement la tête.
— Je crois pouvoir improviser sans difficulté. Mais est-il indispensable d’attendre qu’il y ait du bruit ? Pola rougit.
— Je vous en prie, ne vous moquez pas de moi et ne vous méprenez pas sur mes intentions. Ce sera le seul moyen d’éviter de faire naître des soupçons sur la véritable raison de notre présence ici, la seule chose convaincante.
— Est-ce donc tellement grave ?
Il la regarda avec curiosité. Elle semblait si jeune, si vulnérable. En un sens, ce n’était pas juste. Il s’enorgueillissait de n’avoir jamais agi à la légère. C’était un passionné, mais il avait toujours combattu et dompté ses émotions. Et voici que, simplement parce qu’une fille paraissait faible, il éprouvait impulsivement le besoin de la protéger.
— Oui, c’est extrêmement grave. Je vais vous dire quelque chose et je sais que, de prime abord, vous ne me croirez pas. Mais je vous demande d’essayer quand même de me croire, de vous persuader que je suis sincère. Et, surtout, je voudrais que vous décidiez de faire front avec nous quand vous saurez. Acceptez-vous d’essayer ? Je vous accorde un quart d’heure. Quand ce délai de réflexion sera écoulé, si vous estimez que je ne suis pas digne de confiance ou que vous ne souhaitez pas vous mêler de cela, je m’en irai et on n’en parlera plus.
— Un quart d’heure ? (Il eut un sourire involontaire, détacha sa montre et la posa devant lui.) C’est entendu.
Pola noua ses mains sur ses genoux et se perdit dans la contemplation du mur nu du garage, la seule chose que l’on voyait derrière le pare-brise.
Arvardan, songeur, la détailla – la ligne douce et lisse du menton démentant la raideur forcée qu’elle s’imposait, le nez mince et droit, l’éclat de la carnation, typique des Terriens…
Surprenant le regard qu’elle lui décochait à la dérobée, il tourna vivement la tête et lui demanda : « Qu’y a-t-il ? Elle lui fit face et se mordilla la langue.
— Je vous observais.
— Oui, je m’en suis aperçu. J’ai une tache sur le nez ?
— Non. (Elle sourit imperceptiblement pour la première fois depuis qu’elle avait pris place dans la voiture. Il était ridiculement frappé par d’insignifiants détails comme la façon dont sa chevelure ondoyait chaque fois qu’elle secouait la tête.) Simplement, je n’arrête pas de me demander depuis… depuis l’autre jour pourquoi vous ne portez pas de vêtements traités au plomb si vous êtes un Etranger. Je ne comprends pas. En général, les Etrangers ressemblent à des sacs de pommes de terre.