— Shekt, appela-t-il à nouveau. Ecoutez-moi. Comment avez-vous connu ce Schwartz ? Etait-ce un de vos patients ?
— Il s’est présenté comme volontaire pour l’amplificateur synaptique.
— Et vous l’avez traité ?
— Oui.
Arvardan médita sur cette réponse.
— Pourquoi est-il venu vous voir ? Je ne sais pas.
— Mais… c’est peut-être un agent de l’empire.
(Schwartz suivait parfaitement le cheminement de la pensée d’Arvardan. Il sourit intérieurement mais garda le silence. Et il était bien décidé à continuer de le garder.)
Le physicien bougea la tête.
— Un agent de l’empire ? Vous dites cela parce que le secrétaire du grand prêtre le prétend, mais c’est ridicule. D’ailleurs, qu’est-ce que cela changerait ? Il est tout aussi impuissant que nous. Ecoutez, Arvardan, si nous leur, sortions une histoire quelconque, nous obtiendrions un sursis. Et qui sait si, au bout du compte, nous n’aurions pas…
Arvardan éclata d’un rire caverneux qui lui déchira la gorge.
— Si nous n’aurions pas la vie sauve ? C’est ce que vous voulez dire ? Alors que la galaxie sera morte et la civilisation détruite ? Je préfère la mort.
— Je pense à Pola.
— Moi aussi. Posez-lui donc la question ! Pola, devons-nous baisser pavillon et essayer de survivre ?
— J’ai choisi mon camp, répondit la jeune fille d’une voix ferme. Je n’ai pas envie de mourir mais si mon camp périt, je périrai avec lui.
Arvardan éprouva comme un sentiment de triomphe. Peut-être ses compatriotes la traiteraient-ils de Terrienne quand il l’amènerait à Sirius, mais elle était leur égale et ce serait avec un immense plaisir qu’il ferait sauter les dents du premier qui…
Puis il se rappela qu’il y avait peu de chances pour qu’il l’emmène à Sirius – elle ou n’importe qui d’autre. Sirius serait vraisemblablement rayé de la carte.
Pour ne plus penser à cela, il hurla :
— Eh, vous ! Comment encore ?… Schwartz !
L’interpellé souleva un instant la tête et le lorgna du coin de l’œil mais n’ouvrit pas la bouche.
— Qui êtes-vous ? reprit Arvardan. Comment êtes-vous mêlé à tout cela ? Quel est votre rôle ?
A cette question, Schwartz se sentit brusquement accablé par l’injustice de son sort. Le contraste entre l’innocence de son passé et l’horreur sans fond du présent éclata en lui, et ce fut avec fureur qu’il répondit :
— Moi ? Comment je me suis trouvé mêlé à tout cela ? Je vais vous le dire. Autrefois, j’étais un homme de rien, un honnête et laborieux tailleur. Je ne faisais de mal à personne, je n’embêtais personne, je m’occupais de ma famille. Et puis, sans raison, sans aucune raison, je suis arrivé ici.
— A Chica ? interrogea Arvardan qui suivait difficilement.
— Non, non, pas à Chica ! s’exclama Schwartz avec une âpre dérision. Je parle de ce monde délirant. Que vous me croyiez ou pas, je m’en moque. Mon monde à moi appartient au passé. Il avait de la terre, de la nourriture et deux milliards de gens y vivaient. Et c’était le seul qui existait.
Restant coi devant tant d’impétuosité, Arvardan se tourna vers Shekt.
— Comprenez-vous quelque chose à ce qu’il raconte ?
— Savez-vous qu’il possède un appendice vermiculaire de plus de huit centimètres de long ? fit le vieux savant non sans un certain émerveillement. Tu te rappelles, Pola ? Et une dent de sagesse. Et il avait la figure velue.
— Oui, s’écria Schwartz d’une voix vibrante de défi. Et je regrette de ne pas avoir une queue à vous montrer. Je suis venu du passé. J’ai franchi le temps. Mais je ne sais ni comment ni pourquoi. Maintenant, laissez-moi en paix. (Mais il ajouta subitement :) Ils vont bientôt venir nous chercher. Cette attente est simplement destinée à nous briser.
— Comment le savez-vous ? s’enquit Arvardan. Qui vous l’a dit ?
Comme Schwartz demeurait muet, il insista :
— Le secrétaire ? Un individu trapu au nez camard ?
Schwartz ne pouvait connaître l’aspect physique de ceux qu’il ne touchait que par le truchement de son esprit mais ce titre de secrétaire… Il avait eu un contact fugace mais intense avec un homme puissant, et il avait bien l’impression qu’il exerçait les fonctions de secrétaire.
— Balkis ? demanda-t-il avec curiosité.
— Quoi ?
Mais Shekt interrompit Arvardan :
— C’est le nom du secrétaire.
— Ah ! Que vous a-t-il dit ?
— Il ne m’a rien dit, laissa tomber Schwartz. Je sais. Nous mourrons tous et il n’y a pas moyen d’y échapper.
— Il est fou, vous ne croyez pas ? fit l’archéologue en baissant la voix.
— Je me le demande… Ses sutures crâniennes étaient primitives… très primitives.
Arvardan était interloqué.
— Vous voulez dire… Mais voyons, c’est impossible !
— Je l’avais toujours supposé.
L’intonation de Shekt était plus proche de la normale, comme si l’existence d’un problème scientifique faisait reprendre à sa pensée l’ornière du détachement objectif étranger aux questions d’ordre personnel.
— On a calculé la quantité d’énergie qui serait nécessaire pour déplacer la matière le long de l’axe temps et la valeur que l’on a obtenue était supérieure à l’infini et l’on a toujours considéré que c’était un projet utopique. Mais des chercheurs ont émis l’hypothèse de la présence éventuelle de « failles temporelles » analogues aux failles géologiques. D’abord, il y a des vaisseaux qui se sont volatilisés presque sous les yeux de témoins. Il y a eu, à une époque ancienne, le cas célèbre de Hor Devallow qui, un jour, est rentré dans sa maison et n’en est jamais ressorti. Il n’était pas non plus à l’intérieur… Il y a aussi cette planète répertoriée dans les manuels galactographiques du siècle dernier, que trois expéditions ont explorée et décrite par le menu… et que l’on n’a plus jamais revue.
« Par ailleurs, certaines directions prises par la chimie nucléaire semblent démentir la loi de la conservation du rapport énergie-masse. On a tenté d’expliquer cette anomalie en postulant une certaine déperdition de la masse sur l’axe temps. Par exemple, sous l’influence d’un léger rayonnement gamma, les noyaux d’uranium combinés en proportions infimes, mais non négligeables, au cuivre et au baryum édifient un système de résonance…
— Je t’en prie, père ! Cela ne sert à rien…, supplia Pola. Mais Arvardan coupa de façon péremptoire la parole à la jeune fille :
— Attendez ! Laissez-moi réfléchir. C’est moi qui suis le plus qualifié pour voir clair dans cette histoire. Je voudrais vous poser quelques questions, Schwartz.
Schwartz le regarda.
— Il n’y avait pas d’autres mondes que le vôtre dans la galaxie ?
— Non, confirma le tailleur, maussade.
— Mais vous n’en aviez pas la preuve. Je veux dire que vous ne pouviez pas le vérifier puisque la navigation spatiale n’était pas inventée. Peut-être y avait-il d’autres planètes habitées.
— Comment voulez-vous que je le sache ?
— Evidemment. Quel dommage ! Et l’énergie atomique ?
— Nous avions une bombe atomique. A l’uranium. Et au plutonium. J’imagine que c’est cela qui a rendu ce monde radio-actif. Après tout, il y a probablement eu une nouvelle guerre… après mon départ. Des bombardements atomiques.
Schwartz était à nouveau à Chicago dans son univers d’autrefois, le monde d’avant les bombes. Et il avait de la peine. Pas pour lui mais pour ce monde merveilleux…