— Naturellement, vous aviez une langue ? reprit Arvardan.
— Nous en avions même beaucoup.
— Laquelle parliez-vous, vous ?
— L’anglais. Mais j’étais déjà adulte quand je l’ai appris.
Dites-moi quelque chose en anglais.
Schwartz n’avait pas prononcé un mot d’anglais depuis deux mois et ce fut amoureusement qu’il dit :
— Je veux retourner chez moi et retrouver mes contemporains.
— Est-ce cet idiome qu’il employait quand vous l’avez traité, docteur Shekt ? Je suis incapable de vous l’affirmer, répondit le physicien, interloqué. Les sonorités étaient tout aussi bizarres. Mais comment voulez-vous que je sache si ce sont les mêmes ?
— Cela ne fait rien. Comment dit-on « mère » dans votre langue, Schwartz ?
Schwartz le lui dit.
— Humm. Et « père »… « frère »… « un » — le chiffre numéral, n’est-ce pas … « deux » « trois »… « maison »… « homme »… « femme »…
Cela dura un bon moment ainsi et quand, enfin, Arvardan s’interrompit pour reprendre son souffle, il affichait une expression d’intense stupéfaction.
— Docteur Shekt, ou cet homme est un génie ou je suis victime du cauchemar le plus affolant qu’on puisse concevoir. La langue qu’il parle est pratiquement équivalente à celle des inscriptions que l’on a découvertes dans les strates vieilles de cinquante mille ans dans les secteurs de Sirius, d’Arcturus, d’Alpha du Centaure et de dizaines d’autres. Il la parle ! Son déchiffrement ne date que d’une génération et, en dehors de moi, il n’y a pas dix hommes dans toute la galaxie qui la comprennent.
— Vous en êtes sûr ?
— Dame ! Je suis archéologue. C’est mon métier de le savoir.
L’espace d’un instant, la cuirasse de morgue dont Schwartz se protégeait craqua. Pour la première fois, il retrouvait sa personnalité perdue. Son secret était éventé : il était un homme du passé et les autres l’admettaient. Cela prouvait qu’il était sain d’esprit, cela portait un coup fatal au doute qui le rongeait et il en était heureux. Néanmoins, il ne se départit pas de sa réserve.
Il me le faut, enchaîna Arvardan, repris par le feu sacré. Vous n’avez pas idée de ce que cela signifie pour un archéologue, Shekt. Un homme venu du passé ! Par l’espace ! Ecoutez… il va être possible de conclure un marché. Il est la preuve vivante de la thèse que la Terre soutient. Les Terriens, grâce à lui, pourront… Schwartz l’interrompit pour laisser tomber sur un ton sardonique :
— Je sais ce que vous pensez. Que la Terre démontrera grâce à moi qu’elle est le berceau de la civilisation et qu’elle vous en sera reconnaissante. Eh bien, laissez-moi vous détromper ! Cette idée m’est venue, à moi aussi, et j’étais tout prêt à faire le même marché pour avoir la vie sauve. Mais ils ne me croiront pas – et vous pas davantage.
— Il y a une preuve formelle.
— Ils n’écouteront pas. Pourquoi ? Parce qu’ils se font du passé un certain nombre d’idées immuables. Tout changement que l’on y apporterait serait à leurs yeux un blasphème, même si c’est la vérité. Ce n’est pas la vérité qu’ils veulent mais le maintien de leurs traditions.
— Je crois qu’il a raison, Bel, dit Pola.
Arvardan grinça des dents.
— On peut toujours essayer.
— Nous ne réussirons pas, insista Schwartz.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
— Je le sais !
Il s’était exprimé avec une force telle qu’Arvardan en fut réduit au silence. C’était maintenant Shekt qui le dévisageait avec une lueur étrange dans son regard las.
— Votre passage à l’amplificateur synaptique a-t-il provoqué des effets fâcheux ? lui demanda-t-il doucement.
Schwartz ignorait les mots « amplificateur synaptique » mais il en saisit la signification. On l’avait opéré. Au niveau du cerveau. Que de choses il apprenait !
— Aucun effet fâcheux.
— Cependant, vous avez maîtrisé rapidement notre langage. Vous le parlez très bien. En fait, vous pourriez passer pour un autochtone. Cela ne vous surprend-il pas ?
— J’ai toujours eu une excellente mémoire, rétorqua sèchement Schwartz.
— Vous n’avez donc pas remarqué de différence après le traitement ?
— Non.
— Les yeux de Shekt se durcirent. Pourquoi mentir ? Vous savez que je suis certain de savoir ce que vous pensez.
— Que je suis capable de lire dans l’esprit des gens ? ricana Schwartz. Bon… et alors ?
Mais Shekt, pâle et désespéré, s’était tourné vers Arvardan :
— Il capte les pensées, Arvardan. Je pourrais faire des choses énormes avec lui. Et être là, réduit à l’impuissance…
— Co… comment… bégaya l’archéologue avec affolement.
— C’est vrai ? s’enquit Pola avec un regain d’intérêt.
Schwartz acquiesça. La jeune fille avait pris soin de lui et maintenant on allait la tuer. Pourtant, elle était un traître.
Shekt reprit la parole :
— Arvardan, vous rappelez-vous ce bactériologiste dont je vous ai parlé… celui qui est mort après avoir été traité ? L’un des premiers symptômes d’effondrement mental était qu’il prétendait pouvoir lire dans les pensées. Et il le pouvait. Je l’ai découvert avant son décès et j’ai gardé le secret là-dessus. Je n’en ai parlé à personne. Mais c’est possible, Arvardan, c’est possible ! Quand la résistance des cellules cérébrales est abaissée, il se peut que le cerveau soit capable de capter les champs magnétiques induits par les microcourants des pensées d’autrui et de les reconvertir en vibrations identiques. C’est le principe même de l’enregistrement classique. Ce serait alors de la télépathie dans toute l’acception du terme.
Arvardan tourna lentement la tête vers Schwartz, muré dans un silence buté et hostile.
— S’il en est ainsi, nous pourrions peut-être en tirer parti, docteur Shekt. (Il réfléchissait furieusement, jaugeant le possible et l’impossible.) Il doit y avoir – il faut qu’il y ait – une issue. Pour nous et pour la galaxie.
Mais Schwartz demeurait impassible devant l’attouchement tumultueux qu’il percevait avec une parfaite clarté.
Vous vous demandez si je pourrais lire dans leur esprit et comment cela vous aiderait ? Je peux faire encore plus. Ceci, par exemple.
Ce ne fut qu’un léger choc mais la soudaine souffrance arracha un cri à Arvardan.
— C’est moi. Vous voulez que je recommence ?
— Vous pouvez faire cela aux gardes ? balbutia l’archéologue d’une voix étranglée. Au secrétaire ? Pourquoi les avez-vous laissés vous faire prisonnier ? Galaxie ! Il n’y a plus de problème, Shekt ! Ecoutez-moi, Schwartz…
— Non. C’est vous qui allez m’écouter. Pourquoi chercherais-je à fuir ? Où irais-je ? Je serais toujours sur ce monde mort. Je veux retourner chez moi et je ne le peux pas. Je veux mon monde à moi, mes contemporains et je ne peux pas les avoir. Je veux mourir.
— Mais c’est la galaxie tout entière qui est en jeu, Schwartz. Vous ne pouvez pas ne penser qu’à vous seul.
— Vraiment ? Et pourquoi pas ? Moi, me tourmenter pour votre galaxie ? Je souhaite qu’elle pourrisse et qu’elle crève. Je sais ce que la Terre projette et j’en suis fort aise. Cette jeune personne disait tout à l’heure qu’elle avait choisi son camp. Eh bien, j’ai choisi le mien, moi aussi. Et mon camp, c’est la Terre.
— Comment ?
— Dame ! Je suis un Terrien !
17. CHANGEZ DE CAMP
Une heure s’était écoulée depuis qu’Arvardan avait péniblement émergé de l’état d’inconscience où il était englué pour se retrouver gisant comme un quartier de bœuf sur l’étal dans l’attente du couperet. Et il ne s’était rien passé. Rien sauf cette conversation fébrile et sans conclusion qui n’avait fait que meubler intolérablement une intolérable attente. Une attente qui, d’ailleurs, avait sa raison d’être. Un captif paralysé, frappé d’incapacité, devait rester, sans un garde pour le surveiller, ce qui aurait été admettre qu’il représentait un éventuel danger et aurait, si peu que ce soit, ménagé sa dignité. Le captif se rendait alors terriblement compte de son impuissance. Un esprit entêté ne pouvait y résister et quand l’inquisiteur arrivait, il n’avait plus la force de le braver.