Il fallait absolument rompre le silence.
— Je suppose qu’il y a des faisceaux espions partout, dit Arvardan. Nous n’aurions pas dû autant parler.
— Il n’y en a pas, répondit Schwartz d’une voix neutre. Personne n’écoute.
L’archéologue retint le « Comment le savez-vous ? » qui lui montait automatiquement aux lèvres.
Dire qu’un tel pouvoir existait ! Et que ce n’était pas lui qui en bénéficiait, mais un homme du passé qui s’affirmait Terrien et voulait mourir !
Son champ de vision n’embrassait qu’un fragment du plafond. En tournant la tête d’un côté, il apercevait le profil anguleux de Shekt et, de l’autre, un mur nu. S’il la soulevait, il avait la brève vision du visage pâle et défait de Pola.
Par moments, une pensée lancinante comme une brûlure le taraudait : il était un homme de l’empire – de l’empire, par les étoiles ! un citoyen galactique ! — et si cet emprisonnement était une injustice particulièrement révoltante, le fait qu’il avait laissé des Terriens la lui infliger, était une souillure particulièrement abjecte.
Et cela aussi finit pas s’estomper.
Ils auraient pu le placer à côté de Pola… Non, c’était mieux ainsi. Il n’offrait pas un spectacle propre à engendrer l’enthousiasme.
— Bel ?
Son nom, prononcé d’une voix tremblante, sonnait avec une singulière douceur à ses oreilles, alors qu’il se débattait dans les affres de la mort.
— Oui, Pola ?
— Pensez-vous qu’ils tarderont encore longtemps ? Peut-être pas, ma chérie… Quelle tristesse ! Nous avons perdu deux mois, n’est-ce pas ?
— C’est ma faute, chuchota-t-elle. C’est ma faute. Nous aurions pu avoir au moins ces dernières minutes à nous. C’est tellement… inutile.
Arvardan fut incapable de répondre. Son esprit tournait en rond comme sur une roue bien graissée. Fiait-il le jouet de son imagination ou sentait-il réellement le dur contact du plastique sur lequel il gisait, inerte. Combien de temps la paralysie durerait-elle ?
Il fallait absolument convaincre Schwartz de les aider. S’efforçant de masquer ses pensées – et sachant que c’était vain –, il l’appela :
— Schwartz…
Si Schwartz était dans le même état d’impuissance, sa torture était incommensurablement plus raffinée : il était quatre esprits en un.
Seul, il aurait continué d’aspirer à la paix infinie, au silence de la mort, il aurait combattu les derniers feux de cet amour de la vie qui, encore deux jours plus tôt – ou trois ? — l’avait incité à s’enfuir de la ferme. Mais comment eût-ce été possible, alors qu’il ressentait aussi la triste horreur de la mort qui flottait comme un suaire au-dessus de Shekt, la peine et la révolte intenses habitant le dur et actif esprit d’Arvardan ; la profonde et pathétique désolation de la jeune fille ?
Il aurait dû faire le barrage. Quel besoin avait-il de connaître les souffrances des autres ? Il avait sa propre vie à vivre, sa propre mort à mourir.
Mais elles l’assaillaient sourdement, inlassablement, s’insinuaient dans son esprit qu’elles fouaillaient.
Quand Arvardan prononça son nom, Schwartz sut qu’ils voulaient qu’il les sauve. Pourquoi le ferait-il ? Pourquoi ?
— Schwartz, répéta l’archéologue sur un ton insidieux, Schwartz, sous pouvez être un héros vivant. Vous n’avez aucune raison de mourir ici. Pas pour ces hommes-là.
Mais Schwartz rassemblait ses souvenirs de jeunesse auxquels s’accrochait farouchement son esprit hésitant, étrange amalgame où le passé se mêlait au présent et qui, finalement, provoqua en lui un sursaut d’indignation. Mais ce fut d’une voix calme et contenue qu’il répondit :
— Oui, je peux vivre dans la peau d’un héros… et d’un traître. Ces hommes-là, comme vous me dites, veulent me tuer. Vous leur donnez le nom d’hommes, mais seulement du bout des lèvres. Dans votre for intérieur, vous utilisez un autre qualificatif que je n’ai pas saisi, mais qui était infâme. Pas parce qu’ils sont infâmes, mais parce que ce sont des Terriens.
— C’est un mensonge ! rétorqua Arvardan avec véhémence.
— Ce n’est pas un mensonge et, ici, tout le monde le sait. Ils veulent me tuer, c’est vrai, mais parce qu’ils croient que je suis l’un des vôtres, que je fais partie de ceux qui peuvent condamner d’un trait de plume toute une planète, l’abreuver de leur mépris, l’étouffer lentement sous le poids de leur insupportable supériorité. Eh bien, défendez-vous vous-mêmes contre cette vermine qui est parvenue à menacer leurs suzerains de droit divin. Ne demandez pas à un de ses insectes de venir à votre secours.
— Vous parlez comme un zélote, s’étonna Arvardan. Pourquoi ? Avez-vous souffert, vous ? Vous apparteniez, dites-vous, à une planète vaste et indépendante. Vous étiez un Terrien lorsque la Terre était l’unique réservoir de la vie. Vous êtes à présent des nôtres, vous faites partie des maîtres. Pourquoi vous solidariser avec ces pitoyables résidus du passé ? Cette planète n’est pas celle dont vous gardez le souvenir. La mienne ressemble plus à l’ancienne Terre que ce monde malade.
Schwartz éclata de rire.
Comme ça, je fais partie des maîtres ? Je n’insisterai pas là-dessus, ce serait peine perdue. Mais prenons vous, par exemple. Vous êtes un parfait échantillon du produit que nous envoie la galaxie. Vous êtes tolérant, vous avez un cœur grand comme ça et vous êtes rempli d’admiration envers vous-même parce que vous traitez le Dr Shekt en égal. Mais sous cette surface – pas assez profondément pour que je ne puisse le discerner dans votre esprit –, vous n’êtes pas à l’aise devant lui. Vous n’appréciez ni son langage ni son aspect. En fait, vous n’avez pas de sympathie pour lui bien qu’il se propose de trahir la Terre à votre profit… Oui, et tout récemment vous avez embrassé une Terrienne et vous considérez cela comme une faiblesse. Vous en avez honte…
— Par toutes les étoiles, je ne… Ne le croyez pas, Pola ! s’exclama Arvardan avec désespoir. Ne l’écoutez pas !
— Ne niez pas et ne vous tourmentez pas pour cela, Bel, répondit doucement la jeune fille. Ce qu’il voit sous la surface, c’est ce qui subsiste de votre enfance. Il verrait la même chose chez moi. Et il verrait des choses semblables dans son propre esprit s’il le sondait aussi indélicatement qu’il sonde le nôtre.
Schwartz se sentit rougir.
S’adressant directement à lui, Pola reprit sur le même ton calme et serein :
— Si vous pouvez explorer les esprits, explorez le mien, Schwartz. Dites-moi si j’ai l’intention de trahir. Sondez mon père. Voyez s’il n’est pas vrai qu’il aurait pu facilement être dispensé de la sexagésimale en coopérant avec les fous qui se préparent à détruire la galaxie. Qu’a-t-il gagné en les trahissant ? Regardez encore et voyez si un seul d’entre nous désire faire tort à la Terre ou aux Terriens.
« Vous dites que vous avez entr’aperçu l’esprit de Balkis. Je ne sais si vous avez eu le temps de fouiller dans la lie qu’il contient, mais lorsqu’il reviendra, et qu’il sera trop tard, passez ses pensées au crible. Vous découvrirez alors qu’il est fou. Et vous mourrez !