Les gardes de faction derrière la porte rectifièrent la position à l’apparition de la robe verte du secrétaire, symbole de son autorité. Balkis leur rendit gauchement leur salut et on les laissa passer sans problème.
Ce ne fut qu’en émergeant du palais qu’Arvardan prit vraiment conscience de la folie de cette aventure. D’un côté, l’immense, l’inimaginable danger qui menaçait la galaxie. Et de l’autre, la fragilité de l’aléatoire roseau qui, peut-être, était un pont jeté au-dessus du gouffre. Pourtant, même alors, l’archéologue ne voyait que les yeux de Pola. Peut-être sa vie lui serait-elle arrachée, peut-être son avenir serait-il anéanti. Pourtant, il n’avait jamais connu pareille douceur. Nulle créature au monde ne lui avait jamais paru aussi totalement, aussi désespérément désirable.
Il n’y avait qu’elle qui comptait. Elle était la somme de ses souvenirs.
Le soleil matinal était si éclatant que Pola distinguait mal les traits d’Arvardan qui gardait la tête baissée. Elle lui sourit, heureuse de sentir sous sa main qui l’effleurait le bras musclé du Sirien. Plus tard, le souvenir lui en restera : le contact de ses muscles solides sous l’étoffe de plastique lisse et fraîche…
Schwartz souffrait comme un damné. L’allée incurvée sur laquelle ils s’étaient engagés en sortant par une porte latérale du bâtiment était quasiment déserte, ce dont il éprouvait un profond soulagement. Il était seul à savoir ce que signifierait un échec. Il sentait l’intolérable humiliation, la haine sans égale, l’odieuse résolution peuplant l’esprit ennemi qu’il contrôlait. Il devait sonder cet esprit afin de recueillir les informations nécessaires pour les guider – la situation géographique des locaux officiels, l’itinéraire qui y conduisait – et, en en fouillant les replis, il se rendait compte du sursaut meurtrier et vengeur qu’ils auraient à subir si, par malheur, le contrôle qu’il exerçait vacillait un dixième de seconde. Les secrets méandres de cet esprit qu’il était forcé de fouiller demeureraient gravés de façon indélébile dans sa mémoire. Maintes et maintes fois, plus tard, dans la grisaille innocente de l’aube, il se reverra guidant les pas d’un forcené au cœur du bastion de l’ennemi.
Quand ils parvinrent au véhicule, n’osant se détendre suffisamment pour proférer des phrases cohérentes, il balbutia d’une voix hachée : « Je ne… peux pas… peux pas… l’obliger à… piloter. Conduire… une voiture… trop compliqué…
Shekt qui, de soit côté, n’osait ni le toucher ni s’adresser à lui sur un ton normal pour ne pas distraire son attention, émit un claquement de langue rassurant et chuchota :
— Faites seulement en sorte qu’il s’asseye derrière, Schwartz. Je sais conduire. A partir de maintenant, qu’il ne bouge pas, c’est tout.
La voiture du secrétaire était un modèle spécial et, par conséquent, différent des autres. Elle attirait l’attention. Son gyrophare vert qui pivotait de droite à gauche et de gauche à droite avec une précision de métronome dardait ses éclairs d’émeraude. Les passants s’arrêtaient pour regarder. Les véhicules venant d’en face se hâtaient de se ranger respectueusement.
Si la voiture avait, été plus discrète, les passants auraient peut-être eu le temps de remarquer l’Ancien au visage blême assis, rigide et pétrifié, à l’arrière. Ils auraient pu se poser des questions, flairer quelque chose d’anormal.
Mais ils ne voyaient que la voiture.
Un soldat gardait l’étincelant portail de chrome qui s’élevait à une hauteur incongrue avec ce luxe ostentatoire propre à l’architecture impériale et qui offrait un tel contraste avec les bâtiments trapus et rébarbatifs caractéristiques de la civilisation terrienne. Il pointa son impressionnant fusil neutronique et la voiture s’arrêta.
Arvardan se pencha à la portière.
— Je suis citoyen de l’empire, sentinelle. Je voudrais avoir un entretien avec l’officier commandant la place.
— Veuillez me montrer vos pièces d’identité, monsieur.
— On me les a prises. Je suis Bel Arvardan de Baronn, secteur de Sirius. Je suis chargé de mission par le procurateur et je suis pressé.
Le soldat porta son poignet à la hauteur de sa bouche et parla dans son émetteur. Quand la réponse lui parvint au bout de quelques instants, il abaissa son arme et l’effaça. Le portail s’ouvrit lentement.
19. AVANT L’HEURE H
Les heures qui suivirent furent tumultueuses à Fort Dibburn et ailleurs. L’agitation fut même encore plus intense à Chica.
A midi, le haut ministre, à Washenn, appela son secrétaire par ondiophone. Il fut impossible de trouver Balkis. Le haut ministre fut mécontent, les autorités du Palais de Redressement troublées.
On fit une enquête. Les gardes affectés à la surveillance de l’amphithéâtre se montrèrent catégoriques : le secrétaire était sorti avec les prisonniers à 10 h 30. Il n’avait pas laissé d’instructions. Les factionnaires étaient incapables de dire où il était allé. Il ne leur appartenait pas, évidemment, de poser de questions.
On interrogea d’autres gardes qui se révélèrent aussi peu informés. L’atmosphère se tendait et l’anxiété montait.
A 14 heures, un premier rapport signala que la voiture du secrétaire avait été aperçue dans la matinée. Personne ne savait si Balkis était à bord. Certains pensaient qu’il conduisait mais, recoupements faits, il s’avéra que ce n’était là qu’une simple supposition.
A 14 h 30, on apprit, et la nouvelle fut confirmée, que le véhicule était entré à Fort Dibburn.
Finalement, un peu avant 15 heures, on décida de prendre contact avec le commandant. Ce fut un lieutenant qui répondit.
« Il était pour le moment impossible, dit l’officier, de révéler quoi que ce soit à ce sujet. Toutefois, les officiers de Sa Majesté Impériale demandaient que, en tout état de cause, l’ordre soit maintenu et que la nouvelle de la disparition d’un membre de la Société des Anciens ne soit pas rendue publique jusqu’à plus ample informé. »
Il n’en fallut pas davantage pour créer une situation qui allait à l’encontre des souhaits des Impériaux. Des hommes engagés dans une entreprise de subversion ne prennent pas de risques quand, quarante-huit heures avant l’heure H, l’un des chefs occupant une position clé dans la conjuration tombe aux mains de l’ennemi. Ou le complot est découvert, ou il y a trahison. Une médaille ne possède qu’un avers et qu’un revers. Dans les deux cas, c’est la mort.
Aussi le mot d’ordre passa-t-il de bouche à oreille.
La population de Chica s’émut.
Les démagogues professionnels haranguèrent la foule aux coins des rues. On ouvrit les arsenaux secrets et l’on distribua les armes. Les émeutiers se dirigèrent vers le fort et, à 18 heures, un nouveau message fut adressé au commandant d’armes. Cette fois, ce fut un émissaire qui l’apporta personnellement.
Le fort était le théâtre d’une fébrilité égale, encore que plus restreinte. Tout commença de façon spectaculaire quand le jeune officier qui s’était porté à la rencontre de la voiture voulut désarmer le secrétaire.
— Remettez-moi cet éclatron, ordonna-t-il d’une voix sèche.
— Laissez-le faire, Schwartz, dit Shekt.
La main du secrétaire se souleva et l’officier s’empara de l’arme. Alors, Schwartz, exhalant un sanglot de soulagement, lâcha prise.
Arvardan était prêt. Quand le secrétaire bondit comme un ressort d’acier longtemps comprimé qui se détend, l’archéologue se jeta sur lui et le martela de ses poings.
L’officier aboya des ordres, des soldats se précipitèrent, empoignèrent brutalement Arvardan par le col de sa chemise et dégagèrent le secrétaire qui demeura inerte, affalé sur le siège. Un peu de sang suintait de sa bouche. La joue déjà meurtrie d’Arvardan saignait, elle aussi.