— Ecoutez ! exposa Arvardan. Je ne suis pas venu pour…
— C’est vous qui allez m’écouter. Je n’ai pas fini. J’allais dire que ce que je ne comprends pas, c’est la façon dont fonctionne l’esprit des pro-terreux. Quand un homme – un homme considéré comme un homme véritable – s’abaisse au point de ramper dans la boue avec eux et de courir après leurs femmes, je n’ai aucun respect pour lui. Il se montre plus vil qu’eux…
— Allez au diable, vous et votre répugnante idéologie ! s’écria farouchement Arvardan. Savez-vous qu’une trahison contre l’empire est en train de se tramer ? Savez-vous à quel point la situation est critique ? Chaque minute de retard met en danger chacun des milliards de milliards d’habitants de la galaxie.
— Non, je ne sais pas, docteur Arvardan. Vous êtes bien docteur, n’est-ce pas ? Il rie faut pas que j’oublie votre titre. J’ai une petite théorie à moi, voyez-vous ? Vous êtes l’un d’entre eux. Vous êtes peut-être né dans le secteur de Sirius, mais vous avez le cœur noir d’un Terrien et vous mettez votre qualité de citoyen galactique au service de leur cause. Vous avez kidnappé un de leurs officiels, un Ancien. Ce n’est pas une mauvaise idée en soi, soit dit en passant, et, s’il n’y avait que cela, je ne me mettrais pas martel en tête. Mais les Terriens se sont lancés à sa recherche sans perdre de temps. Ils nous ont fait parvenir un message.
— Déjà ? Alors, à quoi bon cette discussion ? Il faut que je voie le colonel si je dois…
Qu’attendez-vous ? Une émeute ? Des désordres ? Peut-être avez-vous vous-même organisé cet incident pour déclencher une insurrection, hein ?
— Etes-vous fou ? Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? Dans ce cas, vous ne verrez sans doute pas d’inconvénient à ce que nous remettions l’Ancien en liberté ?
— Surtout pas !
Arvardan s’était redressé et, l’espace d’un instant, on eût dit qu’il allait se ruer sur son interlocuteur. Mais le lieutenant Claudy empoigna son éclatron.
— Nous ne pouvons pas, vraiment ? Ecoutez-moi. Je n’en ai pas fini avec vous. Je vous ai giflé et je vous ai forcé à vous mettre à plat ventre sous les yeux de vos petits copains terreux. Je vous ai craché à la face tout le mépris que j’ai pour le vil cancrelat que vous êtes. Et maintenant, je serais enchanté d’avoir un prétexte pour vous volatiliser un bras. Ce serait un prêté pour un rendu. Alors, ne vous gênez pas. Faites encore un geste…
Arvardan se figea sur place. Le lieutenant s’esclaffa et reposa son arme.
— Dommage que je doive vous épargner. Le colonel veut vous voir. Il vous recevra à 17 h 15.
— Vous… vous le saviez depuis le début ?
La frustration d’Arvardan était telle qu’il avait la gorge aussi râpeuse que du papier de verre.
— Bien sûr.
— Si le temps ainsi perdu scelle notre destin, il ne nous reste plus longtemps à vivre, lieutenant Claudy. (La voix de l’archéologue était si glaciale qu’elle était atrocement déformée.) Mais vous mourrez avant moi parce que je consacrerai les dernières minutes de mon existence à vous réduire le crâne et la cervelle en bouillie.
— Je demeure à votre disposition, espèce de collabo. Quand vous voudrez !
L’officier commandant la place de Dibburn s’était, au fil du temps, quelque peu rouillé au service de l’empire. Depuis des générations, il régnait une paix absolue et les chemins de la gloire étaient bouchés. Sur ce plan, comme ses pairs, le colonel était resté dans l’ombre. Mais au cours de sa longue carrière marquée par une promotion poussive, il avait été en garnison dans toutes les régions de la galaxie. Aussi, être affecté sur cette planète névrosée qu’était la Terre n’était pour lui qu’un nouvel et fastidieux avatar. Il n’aspirait qu’à une chose : à la paisible routine d’une occupation sans histoire. Il ne demandait rien de plus et, pour ne pas avoir de complications, il était prêt à s’aplatir – au point de présenter ses excuses à une fille de la Terre si cela se révélait nécessaire.
En entrant dans son bureau, Arvardan lui trouva l’air fatigué. Le colonel avait ouvert le col de sa chemise et sa tunique, frappée du flamboyant emblème de l’empire – le Soleil et l’Astronef était accrochée au dossier de son fauteuil. Il fit craquer distraitement ses phalanges en enveloppant l’archéologue d’un regard solennel.
— C’est une affaire bien troublante, commença-t-il. Je me souviens de vous, jeune homme. Vous êtes Bel Arvardan, de Baronn, et vous nous avez déjà causé bien du souci. Vous ne pouvez donc pas éviter les ennuis ?
— Ce n’est pas seulement moi qui ai des ennuis, mon colonel, mais la galaxie tout entière.
— Oui, je sais, répliqua l’officier non sans quelque agacement. Je sais, en tout cas, que c’est ce que vous prétendez. Il paraît que vous n’avez plus de pièces d’identité ?
— On me les a prises, mais je suis connu à Everest. Le procurateur peut se porter garant de moi et j’espère qu’il le fera avant ce soir.
— Nous verrons. (Le colonel croisa les bras sur sa poitrine et se carra dans son fauteuil.) Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me donner votre version des faits.
— J’ai eu connaissance d’un grave complot ourdi par un petit groupe de Terriens décidés à renverser par la force le gouvernement impérial, et qui, si les autorités compétentes ne sont pas prévenues sur-le-champ, risque fort de détruire non seulement le régime, mais une grande partie de l’empire lui-même.
Vous y allez un peu fort, mon jeune ami. Pareille affirmation est inconsidérée et peu crédible. J’admets volontiers que les Terriens pourraient fomenter des émeutes gênantes, assiéger le fort et causer des dommages considérables, mais je ne saurais imaginer qu’ils soient capables de chasser les forces impériales de cette planète et encore moins d’abattre le gouvernement de Trantor. Néanmoins, je suis disposé à entendre les détails de… euh… de cette conspiration.
— Malheureusement, l’affaire est d’une telle gravité que je ne peux donner les détails essentiels qu’au procurateur en personne. Aussi, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me mettre en communication avec lui sans délai, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Hemm… gardons-nous d’agir de façon précipitée. Savez-vous que l’homme que vous nous avez amené est, le secrétaire du haut ministre de la Terre ? Qu’il fait partie de la Société des Anciens et que c’est un personnage très important aux yeux des Terriens ?
— Je le sais fort bien.
— Et, selon vous, c’est une clé de voûte de la conspiration à laquelle vous faites allusion ?
— Absolument.
— Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?
— Vous me comprendrez, j’en suis sûr, si je vous dis que je ne peux les dévoiler qu’au procurateur lui-même.
Le colonel fronça les sourcils et s’abîma dans la contemplation de ses ongles.
— Cela signifie-t-il que vous mettez ma compétence en doute ?
— Aucunement, colonel. Simplement, le procurateur est la seule autorité habilitée à prendre les mesures décisives qu’exige la situation.
— Quelles mesures décisives, d’après vous ?
— Un édifice de la Terre doit être bombardé et totalement anéanti dans un délai de trente heures, faute de quoi la plupart des citoyens de l’empire, sinon tous, périront.
— Quel édifice ? s’enquit le colonel d’une voix lasse.
— Puis-je être mis en contact avec le procurateur, je vous prie ? rétorqua sèchement Arvardan.