— Comment cela ?
— J’ai perdu mon sang-froid, j’ai vexé le colonel et je ne suis arrivé à rien. Je ne suis pas un diplomate, docteur Shekt. Mais que pouvais-je faire ? s’exclama-t-il, éperonné par le désir de se justifier. Balkis avait déjà parlé avec le colonel. Je ne pouvais donc pas avoir confiance en celui-ci. Le secrétaire lui avait peut-être promis de lui laisser la vie sauve ? Peut-être est-il depuis le début dans le complot ? Je sais que c’est une hypothèse saugrenue, mais je ne pouvais pas prendre ce risque. Il était trop méfiant. Je voulais voir Ennius en personne.
Le physicien se leva et croisa ses mains flétries derrière son dos.
— Et est-ce qu’Ennius va venir ?
— Je le pense. Mais seulement à la demande de Balkis. J’avoue que je ne comprends pas.
— A la demande de Balkis ? Dans ce cas, Schwartz a sûrement raison.
— Ah bon ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
Le tailleur grassouillet était assis sur son lit. Il haussa les épaules quand les autres se tournèrent vers lui et leva les bras dans un geste d’impuissance.
— J’ai capté l’attouchement d’esprit du secrétaire tout à l’heure quand il est passé devant cette pièce. Il a eu une longue conversation avec l’officier qui vous a reçu.
— Je le sais.
— Mais il n’y a pas de traces de trahison dans l’esprit de cet officier.
— Alors, je me suis trompé, fit piteusement Arvardan. Et Balkis ?
Je n’ai décelé ni inquiétude ni peur en lui. Rien que de la haine. Une haine qui est, maintenant, surtout dirigée contre nous parce que nous l’avons capturé et conduit ici contre sa volonté. Nous avons terriblement blessé sa vanité et il a l’intention de se venger. J’ai eu la vision des rêves éveillés auxquels il se complaît. Il se voit empêchant à lui tout seul la galaxie tout entière de l’arrêter en dépit de nos efforts à nous qui connaissons ses projets. Il nous donne toutes les cartes, tous les atouts pour, finalement, nous écraser et triompher.
— Voulez-vous dire qu’il risquerait de voir s’écrouler ses plans, ses rêves d’accession au trône impérial uniquement pour satisfaire une misérable rancune ? C’est de la démence !
— Je sais. C’est un dénient.
— Et il pense qu’il réussira ?
— Il le pense.
— En ce cas, Schwartz, nous avons besoin de vous et de vos pouvoirs. Ecoutez-moi…
Mais Shekt hocha la tête.
— Non, Arvardan. Ce n’est pas possible. J’ai réveillé Schwartz après votre départ et nous en avons discuté. Il est évident qu’il ne contrôle pas de façon parfaite ses pouvoirs mentaux qu’il ne peut décrire que de manière vague. Il est capable d’étourdir ou de paralyser un homme, voire de le tuer. Il est même capable de contrôler les grands muscles moteurs contre la volonté du sujet mais c’est tout. Dans le cas du secrétaire, il n’a pas pu le faire parler. Les petits muscles commandant les cordes vocales lui échappent. Il n’a pas été capable de coordonner suffisamment les mouvements de Balkis pour que celui-ci puisse conduire une voiture. Il a même eu les plus grandes difficultés à le faire marcher sans qu’il perde l’équilibre. Aussi ne pourrions-nous en aucun cas manipuler Ennius, par exemple, pour lui faire donner ou écrire un ordre. L’idée m’en est venue, comme vous voyez.
Shekt se tut et hocha à nouveau la tête.
Arvardan eut alors douloureusement conscience de la vanité de leurs efforts.
— Où est Pola ? demanda-t-il, pris d’une soudaine inquiétude.
— Elle dort dans l’alcôve.
Comme il aurait voulu la réveiller. Il y avait tant de choses encore qu’il désirait… Il consulta sa montre. Il était presque minuit et il ne restait que trente heures.
Il dormit quelque temps. Quand il se réveilla, le jour pointait. Personne ne vint. Le désespoir le rongeait jusqu’à l’âme. Il se rendormit.
Arvardan consulta sa montre. Il était presque minuit et il ne restait que six heures.
Il regarda autour de lui, l’esprit embrumé, désespéré. Ils étaient tous là, maintenant. Même le procurateur qui était enfin arrivé. Pola était à côté de lui ; il sentait la chaleur de ses doigts sur son poignet, et la frayeur et l’épuisement qu’il lisait sur les traits de la jeune fille lui donnaient plus que n’importe quoi d’autre l’envie de vouer la galaxie entière aux gémonies.
Peut-être méritaient-ils tous de mourir, ces imbéciles…
Il remarqua à peine Shekt et Schwartz, assis à sa gauche. Et il y avait Balkis, l’odieux Balkis. Ses lèvres étaient encore enflées, sa joue tuméfiée et parler devait lui faire affreusement mal. A cette pensée, Arvardan eut un sourire farouche et ses poings se nouèrent. Il eut l’impression que sa propre joue lui faisait un peu moins mal.
Ennius leur faisait face, le front plissé, incertain, presque ridicule dans ses lourds et informes vêtements imprégnés de plomb.
Un imbécile, lui aussi ! Arvardan éprouva une bouffée de haine en songeant à tous ces opportunistes qui n’aspiraient qu’à leur tranquillité et à leur confort. Où étaient-ils, les conquérants d’il y avait trois siècles ? Où ?
Plus que six heures…
Ennius avait reçu l’appel de la garnison de Chica quelque dix-huit heures auparavant et il avait fait la moitié du tour du globe pour s’y rendre. Les motifs auxquels il avait obéi étaient obscurs, mais néanmoins puissants. Somme toute, si l’on allait au fond des choses, s’était-il dit, il ne s’agissait de rien d’autre que de l’enlèvement d’un de ces « robes vertes » du folklore terrien. Cela et des accusations extravagantes dénuées de tout fondement. Rien que le colonel n’eût pu régler sur place. Pourtant, il y avait Shekt. Et Shekt n’était pas l’accusé, mais l’accusateur. Tout cela était fort troublant.
Et, maintenant, en face de tout ce petit monde, Ennius était conscient que, dans ces circonstances, sa décision pouvait précipiter une rébellion, affaiblir son crédit à la cour, anéantir ses chances de promotion. Dans quelle mesure fallait-il prendre au sérieux le long discours d’Arvardan parlant de souches virales et d’épidémies ? Si le procurateur agissait en fonction de pareils propos, aurait-il l’approbation de ses supérieurs ?
Néanmoins, Arvardan était un archéologue célèbre. Aussi Ennius préféra-t-il remettre sa décision à plus tard et il demanda au secrétaire :
— Je présume que vous avez quelque chose à répondre ?
— Fort peu de chose, en réalité, dit Balkis avec sérénité. Je voudrais seulement savoir quelles sont les preuves existant à l’appui de cette accusation.
— Je vous ai déjà dit, Excellence, fit Arvardan à bout de patience, que cet homme a tout admis dans les moindres détails avant-hier quand nous étions incarcérés.
— Peut-être ajouterez-vous foi à cette affirmation, Votre Excellence, mais c’est, encore une fois, une allégation dépourvue de fondement, contra le secrétaire. En réalité, tous les témoignages se ramènent à ceci : c’est moi qui ai été mis en état d’arrestation par la violence et non pas eux. C’est ma vie qui a été mise en péril et non pas la leur. Cela étant dit, je souhaiterais que mon accusateur explique comment il a pu découvrir toute cette conspiration en neuf semaines puisqu’il n’y a que neuf semaines qu’il est arrivé, alors que vous, procurateur en fonction depuis des années, vous n’avez jamais relevé quoi que ce soit contre moi.
— Il y a de la logique dans cet argument, reconnut Ennius. Comment avez-vous fait pour apprendre cela ?
Avant la confession de l’accusé, j’avais été mis au courant du complot par le Dr Shekt, répondit Arvardan avec raideur. Ennius se tourna vers le physicien.
— Est-ce vrai, docteur Shekt ?
— C’est vrai, Votre Excellence.