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Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l’abbé périgourdin et d’une escouade. «Voilà donc, dit-il, ces deux étrangers suspects?» Il les fait incontinent saisir, et ordonne à ses braves de les traîner en prison. «Ce n’est pas ainsi qu’on traite les voyageurs dans Eldorado, dit Candide. — Je suis plus manichéen que jamais, dit Martin. — Mais, monsieur, où nous menez-vous? dit Candide. — Dans un cul de basse-fosse», dit l’exempt.

Martin, ayant repris son sang-froid, jugea que la dame qui se prétendait Cunégonde était une friponne, monsieur l’abbé périgourdin un fripon qui avait abusé au plus vite de l’innocence de Candide, et l’exempt un autre fripon dont on pouvait aisément se débarrasser.

Plutôt que de s’exposer aux procédures de la justice, Candide, éclairé par son conseil, et d’ailleurs toujours impatient de revoir la véritable Cunégonde, propose à l’exempt trois petits diamants d’environ trois mille pistoles chacun. «Ah! monsieur, lui dit l’homme au bâton d’ivoire, eussiez-vous commis tous les crimes imaginables, vous êtes le plus honnête homme du monde. Trois diamants! chacun de trois mille pistoles! Monsieur! je me ferais tuer pour vous, au lieu de vous mener dans un cachot. On arrête tous les étrangers, mais laissez-moi faire; j’ai un frère à Dieppe en Normandie; je vais vous y mener; et si vous avez quelque diamant à lui donner, il aura soin de vous comme moi-même. — Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers?» dit Candide.

L’abbé périgourdin prit alors la parole, et dit: «C’est parce qu’un gueux du pays d’Atrébatie[54] a entendu dire des sottises; cela seul lui a fait commettre un parricide, non pas tel que celui de 1610 au mois de mai[55], mais tel que celui de 1594 au mois de décembre[56], et tel que plusieurs autres commis dans d’autres années et dans d’autres mois par d’autres gueux qui avaient entendu dire des sottises.»

L’exempt alors expliqua de quoi il s’agissait. «Ah! les monstres! s’écria Candide; quoi! de telles horreurs chez un peuple qui danse et qui chante! Ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays où des singes agacent des tigres? J’ai vu des ours dans mon pays; je n’ai vu des hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu, monsieur l’exempt, menez-moi à Venise, où je dois attendre Mlle Cunégonde. — Je ne peux vous mener qu’en Basse-Normandie, dit le barigel[57].» Aussitôt il lui fait ôter ses fers, dit qu’il s’est mépris, renvoie ses gens, emmène à Dieppe Candide et Martin, et les laisse entre les mains de son frère. Il y avait un petit vaisseau hollandais à la rade. Le Normand, à l’aide de trois autres diamants, devenu le plus serviable des hommes, embarque Candide et ses gens dans le vaisseau qui allait faire voile pour Portsmouth en Angleterre. Ce n’était pas le chemin de Venise; mais Candide croyait être délivré de l’enfer; et il comptait bien reprendre la route de Venise à la première occasion.

23. Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient.

«Ah! Pangloss! Pangloss! Ah! Martin! Martin! Ah! ma chère Cunégonde! qu’est-ce que ce monde-ci? disait Candide sur le vaisseau hollandais. — Quelque chose de bien fou et de bien abominable, répondait Martin. — Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada[58], et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut. De vous dire précisément s’il y a plus de gens à lier dans un pays que dans un autre, c’est ce que mes faibles lumières ne me permettent pas; je sais seulement qu’en général les gens que nous allons voir sont fort atrabilaires.»

En causant ainsi ils abordèrent à Portsmouth; une multitude de peuple couvrait le rivage, et regardait attentivement un assez gros homme qui était à genoux, les yeux bandés, sur le tillac d’un des vaisseaux de la flotte; quatre soldats, postés vis-à-vis de cet homme, lui tirèrent chacun trois balles dans le crâne, le plus paisiblement du monde; et toute l’assemblée s’en retourna extrêmement satisfaite[59]. «Qu’est-ce donc que tout ceci? dit Candide; et quel démon exerce partout son empire?» Il demanda qui était ce gros homme qu’on venait de tuer en cérémonie. «C’est un amiral, lui répondit-on. — Et pourquoi tuer cet amiral? — C’est, lui dit-on, parce qu’il n’a pas fait tuer assez de monde; il a livré un combat à un amiral français[60], et on a trouvé qu’il n’était pas assez près de lui. — Mais, dit Candide, l’amiral français était aussi loin de l’amiral anglais que celui-ci l’était de l’autre! — Cela est incontestable, lui répliqua-t-on; mais dans ce pays-ci il est bon de tuer de temps en temps un amiral pour encourager les autres.»

Candide fut si étourdi et si choqué de ce qu’il voyait et de ce qu’il entendait qu’il ne voulut pas seulement mettre pied à terre, et qu’il fit son marché avec le patron hollandais (dût-il le voler comme celui de Surinam) pour le conduire sans délai à Venise.

Le patron fut prêt au bout de deux jours. On côtoya la France; on passa à la vue de Lisbonne, et Candide frémit[61]. On entra dans le détroit et dans la Méditerranée; enfin on aborda à Venise. «Dieu soit loué! dit Candide, en embrassant Martin; c’est ici que je reverrai la belle Cunégonde. Je compte sur Cacambo comme sur moi-même. Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu’il soit possible.»

24. De Paquette, et de frère Giroflée.

Dès qu’il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous les cabarets, dans tous les cafés, chez toutes les filles de joie, et ne le trouva point. Il envoyait tous les jours à la découverte de tous les vaisseaux et de toutes les barques: nulles nouvelles de Cacambo. «Quoi! disait-il à Martin, j’ai eu le temps de passer de Surinam à Bordeaux, d’aller de Bordeaux à Paris, de Paris à Dieppe, de Dieppe à Portsmouth, de côtoyer le Portugal et l’Espagne, de traverser toute la Méditerranée, de passer quelques mois à Venise; et la belle Cunégonde n’est point venue! Je n’ai rencontré au lieu d’elle qu’une drôlesse et un abbé périgourdin! Cunégonde est morte, sans doute; je n’ai plus qu’à mourir. Ah! il valait mieux rester dans le paradis du Dorado que de revenir dans cette maudite Europe. Que vous avez raison, mon cher Martin! tout n’est qu’illusion et calamité.»

Il tomba dans une mélancolie noire, et ne prit aucune part à l’opéra , ni aux autres divertissements du carnaval; pas une dame ne lui donna la moindre tentation. Martin lui dit: «Vous êtes bien simple, en vérité, de vous figurer qu’un valet métis qui a cinq ou six millions dans ses poches ira chercher votre maîtresse au bout du monde, et vous l’amènera à Venise. Il la prendra pour lui, s’il la trouve; s’il ne la trouve pas, il en prendra une autre: je vous conseille d’oublier votre valet Cacambo et votre maîtresse Cunégonde.» Martin n’était pas consolant. La mélancolie de Candide augmenta, et Martin ne cessait de lui prouver qu’il y avait peu de vertu et peu de bonheur sur la terre; excepté peut-être dans Eldorado[62], où personne ne pouvait aller.

En disputant sur cette matière importante, et en attendant Cunégonde, Candide aperçut un jeune théatin dans la place Saint-Marc, qui tenait sous le bras une fille. Le théatin paraissait frais, potelé, vigoureux; ses yeux étaient brillants, son air assuré, sa mine haute, sa démarche fière. La fille était très-jolie, et chantait; elle regardait amoureusement son théatin, et de temps en temps lui pinçait ses grosses joues. «Vous m’avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci sont heureux. Je n’ai trouvé jusqu’à présent dans toute la terre habitable, excepté dans Eldorado, que des infortunés; mais pour cette fille et ce théatin, je gage que ce sont des créatures très-heureuses. — Je gage que non, dit Martin. — Il n’y a qu’à les prier à dîner, dit Candide, et vous verrez si je me trompe.»

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[54]

Artois. Damiens était né à Arras, capitale de l’Artois. (K.) — L’attentat de Damiens est du 5 janvier 1757; voyez, tome XV, le chapitre 37 du Précis du Siècle de Louis XV; et tome XVI, page 92.

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[55]

Le 14 mai 1610 est le jour de l’assassinat de Henri IV par Ravaillac; voyez tome XII, page 559.

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[56]

Le 27 décembre 1594, Jean Châtel, élève des jésuites, donna un coup de couteau à Henri IV; voyez tome XII, page 556.

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[57]

Chef de sbires.

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[58]

Voyez, tome XV, le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre 35.

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[59]

L’amiral Byng. M. de Voltaire ne le connaissait pas, et fit des efforts pour le sauver. Il n’abhorrait pas moins les atrocités politiques que les atrocités théologiques; et il savait que Byng était une victime que les ministres anglais sacrifiaient à l’ambition de garder leurs places. (K.) — L’amiral Byng fut exécuté le 14 mars 1757; voyez tome XV, le chapitre 31 du Précis du Siècle de Louis XV.

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[60]

Combat près de Minorque, livré à l’amiral La Galissonnière.