«Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune princesse d’être menée esclave à Maroc avec sa mère: vous concevez assez tout ce que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était encore très-belle: nos filles d’honneur, nos simples femmes de chambre avaient plus de charmes qu’on n’en peut trouver dans toute l’Afrique; pour moi, j’étais ravissante, j’étais la beauté, la grâce même, et j’étais pucelle; je ne le fus pas longtemps: cette fleur, qui avait été réservée pour le beau prince de Massa-Carrara, me fut ravie par le capitaine corsaire; c’était un nègre abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d’honneur. Certes il fallait que Mme la princesse de Palestrine et moi fussions bien fortes pour résister à tout ce que nous éprouvâmes jusqu’à notre arrivée à Maroc! Mais, passons; ce sont des choses si communes qu’elles ne valent pas la peine qu’on en parle.
«Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils de l’empereur Mulei-Ismael[23] avaient chacun leur parti: ce qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs contre basanés, de basanés contre basanés, de mulâtres contre mulâtres: c’était un carnage continuel dans toute l’étendue de l’empire.
«À peine fûmes-nous débarquées que des noirs d’une faction ennemie de celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever son butin. Nous étions, après les diamants et l’or, ce qu’il avait de plus précieux. Je fus témoin d’un combat tel que vous n’en voyez jamais dans vos climats d’Europe. Les peuples septentrionaux n’ont pas le sang assez ardent; ils n’ont pas la rage des femmes au point où elle est commune en Afrique. Il semble que vos Européens aient du lait dans les veines; c’est du vitriol, c’est du feu qui coule dans celles des habitants du mont Atlas et des pays voisins. On combattit avec la fureur des lions, des tigres, et des serpents de la contrée, pour savoir qui nous aurait. Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le lieutenant de mon capitaine la retint par le bras gauche; un soldat maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait par l’autre. Nos filles se trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats. Mon capitaine me tenait cachée derrière lui; il avait le cimeterre au poing, et tuait tout ce qui s’opposait à sa rage. Enfin je vis toutes nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les monstres qui se les disputaient. Les captifs, mes compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basanés, blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué, et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans l’étendue de plus de trois cents lieues, sans qu’on manquât aux cinq prières par jour ordonnées par Mahomet.
«Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger au bord d’un ruisseau voisin; j’y tombai d’effroi, de lassitude, d’horreur, de désespoir et de faim. Bientôt après, mes sens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus de l’évanouissement que du repos. J’étais dans cet état de faiblesse et d’insensibilité, entre la mort et la vie, quand je me sentis pressée de quelque chose qui s’agitait sur mon corps; j’ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui disait entre ses dents: !
12. Suite des malheurs de la vieille.
«Étonnée et ravie d’entendre la langue de ma patrie, et non moins surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis qu’il y avait de plus grands malheurs que celui dont il se plaignait; je l’instruisis en peu de mots des horreurs que j’avais essuyées, et je retombai en faiblesse. Il m’emporta dans une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner à manger, me servit, me consola, me flatta, me dit qu’il n’avait rien vu de si beau que moi, et que jamais il n’avait tant regretté ce que personne ne pouvait lui rendre. «Je suis né à Naples, me dit-il; on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les ans; les uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus belle que celle des femmes, les autres vont gouverner des États[24]. On me fit cette opération avec un très-grand succès, et j’ai été musicien de la chapelle de Mme la princesse de Palestrine. — De ma mère! m’écriai-je. — De votre mère! s’écria-t-il en pleurant; quoi! vous seriez cette jeune princesse que j’ai élevée jusqu’à l’âge de six ans, et qui promettait déjà d’être aussi belle que vous êtes? — C’est moi-même; ma mère est à quatre cents pas d’ici, coupée en quartiers sous un tas de morts…»
«Je lui contai tout ce qui m’était arrivé; il me conta aussi ses aventures, et m’apprit comment il avait été envoyé chez le roi de Maroc par une puissance chrétienne[25], pour conclure avec ce monarque un traité par lequel on lui fournirait de la poudre, des canons, et des vaisseaux, pour l’aider à exterminer le commerce des autres chrétiens. «Ma mission est faite, dit cet honnête eunuque; je vais m’embarquer à Ceuta, et je vous ramènerai en Italie. »
«Je le remerciai avec des larmes d’attendrissement; et au lieu de me mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au dey de cette province. À peine fus-je vendue que cette peste qui a fait le tour de l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe, se déclara dans Alger avec fureur. Vous avez vu des tremblements de terre; mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste?
— Jamais, répondit la baronne.
— Si vous l’aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu’elle est bien au-dessus d’un tremblement de terre. Elle est fort commune en Afrique; j’en fus attaquée. Figurez-vous quelle situation pour la fille d’un pape, âgée de quinze ans, qui en trois mois de temps avait éprouvé la pauvreté, l’esclavage, avait été violée presque tous les jours, avait vu couper sa mère en quatre, avait essuyé la faim et la guerre, et mourait pestiférée dans Alger! Je n’en mourus pourtant pas; mais mon eunuque et le dey, et presque tout le sérail d’Alger périrent.
«Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furent passés, on vendit les esclaves du dey. Un marchand m’acheta, et me mena à Tunis; il me vendit à un autre marchand qui me revendit à Tripoli; de Tripoli je fus revendue à Alexandrie, d’Alexandrie revendue à Smyrne; de Smyrne à Constantinople. J’appartins enfin à un aga des janissaires, qui fut bientôt commandé pour aller défendre Azof contre les Russes qui l’assiégeaient.
«L’aga, qui était un très-galant homme, mena avec lui tout son sérail, et nous logea dans un petit fort sur les Palus-Méotides, gardé par deux eunuques noirs et vingt soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent bien: Azof fut mis à feu et à sang[26], et on ne pardonna ni au sexe, ni à l’âge; il ne resta que notre petit fort: les ennemis voulurent nous prendre par famine. Les vingt janissaires avaient juré de ne se jamais rendre. Les extrémités de la faim où ils furent réduits les contraignirent à manger nos deux eunuques, de peur de violer leur serment. Au bout de quelques jours ils résolurent de manger les femmes.
[23]
Sur Mulei-Ismael, qui régnait en 1702, et vécut cent cinq ans, voyez tome XI, page 465; tome XIII, page 140; tome XIV, le chapitre 18 du
[24]
Farinelli, chanteur italien, né à Naples en 1705, sans être ministre gouvernait l’Espagne sous Ferdinand VI; il est mort en 1782. Voltaire reparle de ce Farinelli dans la
[25]
Le roi de Portugal. C’était pendant la guerre pour la succession d’Espagne. Voyez, tome XIV,
[26]
Les Russes prirent Azof sous Pierre le Grand, en 1696, et la rendirent à la paix, en 1711; ils la reprirent et la fortifièrent; mais à la paix de 1739, ils la rendirent après l’avoir démantelée. La prise d’Azof, sous Catherine II, est postérieure de dix ans à