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– Mais, Foma, je ne te tutoyais que par amitié! Je ne savais pas que cela te fût désagréable… Mon Dieu, si j’avais pu le savoir!

– Vous, continua-t-il, qui n’avez pu, ou plutôt qui n’avez pas voulu consentir à une de mes plus insignifiantes demandes, à l’une des plus futiles, alors que je vous priais de me dire: «Votre Excellence!»

– Mais, Foma, c’était un véritable attentat à la hiérarchie…

– C’est une phrase que vous avez apprise par cœur et que vous répétez comme un perroquet. Vous ne comprenez donc pas que vous m’avez humilié, que vous m’avez fait affront par ce refus de m’appeler Excellence! Vous m’avez déshonoré pour n’avoir pas compris mes raisons; vous m’avez rendu ridicule comme un vieillard à lubies que guette l’asile des aliénés. Est-ce que je ne sais pas moi-même qu’il eût été ridicule pour moi d’être appelé Votre Excellence, moi qui méprise tous ces grades, toutes ces grandeurs terrestres sans valeur intrinsèque si elles ne s’accompagnent pas de vertu? Pour un million, je n’accepterai pas le grade de général sans vertu. Cependant, vous m’avez pris pour un dément quand c’était à votre bien que je sacrifiais mon amour-propre en permettant que vous et vos savants, vous pussiez me regarder comme fou! Ce n’était que pour éclairer votre raison, pour développer votre moralité, pour vous inonder des rayons des lumières nouvelles, que j’exigeais de vous le titre de général. Je voulais justement arriver à vous convaincre que les généraux ne sont pas forcément les plus grands astres du monde; je voulais vous prouver qu’un titre n’est rien sans une grande âme, qu’il n’y avait pas tant à se réjouir de la visite de ce général, alors qu’il se trouvait peut-être tout près de vous de véritables foyers de vertu. Mais vous étiez tellement gonflé de votre titre de colonel qu’il vous paraissait dur de me traiter en général. Voilà où il faut chercher les causes de votre refus et non dans je ne sais quel attentat à la hiérarchie. Tout cela vient de ce que vous êtes colonel et que je ne suis que Foma!

– Non, Foma, non; je t’assure que tu te trompes. Tu es un savant et non simplement Foma… J’ai pour toi la plus grande estime.

– Vous m’estimez! Fort bien! Veuillez alors me dire, du moment que vous m’estimez, si je ne suis pas digne selon vous du titre de général? Répondez nettement et immédiatement: en suis-je digne ou non? Je veux me rendre compte de votre degré d’intelligence et de votre esprit.

– Par ton honnêteté, par ton désintéressement, par la grandeur d’âme, tu en es digne, proclama mon oncle avec orgueil.

– Alors, si j’en suis digne, pourquoi ne voulez-vous pas me dire: Votre Excellence?

– Foma, je te le dirai, si tu y tiens.

– Je l’exige! je l’exige! colonel. J’insiste et je l’exige précisément parce que je vois combien cela vous est pénible. Ce sacrifice sera le commencement des exploits qu’il vous faut accomplir pour m’égaler. Ce n’est que lorsque vous vous serez vaincu vous-même que je pourrai croire à votre sincérité…

– Dès demain, je te dirai: Votre Excellence!

– Non, pas demain, colonel; demain, cela va de soi! J’exige que vous me le disiez tout de suite.

– Bien, Foma, je suis prêt… Seulement comment le dire comme ça tout de suite?

– Pourquoi pas tout de suite? Auriez-vous honte? Si vous avez honte, c’est une insulte que vous me faites.

– Eh bien Foma, je suis prêt… et j’en serai fier… Seulement Foma, puis-je te dire comme ça tout d’un coup: «Bonjour, Votre Excellence?» On ne peut pas faire ça…

– Votre «bonjour, Votre Excellence» serait insultant; ça aurait l’air d’une plaisanterie, d’une farce que je ne saurais admettre. Je vous en prie, colonel! prenez un autre ton!

– Foma, tu ne plaisantes pas?

– D’abord, je ne suis pas tu, Yégor Ilitch, mais vous ; ensuite je ne suis pas Foma, mais Foma Fomitch; ne l’oubliez pas.

– Je jure, Foma Fomitch, que je suis plein de bonne volonté et prêt de tout mon cœur à contenter tes désirs… Mais que dois-je dire?

– Vous trouvez difficile de faire vos phrases avec: Votre Excellence? Cela se conçoit et vous auriez dû vous expliquer plus tôt. C’est tout à fait excusable, surtout quand on n’est pas écrivain, pour m’exprimer avec délicatesse. Je vais vous aider: répétez après moi: «Votre Excellence…»

– Eh bien: «Votre Excellence…»

– Non; pas de: eh bien, mais tout simplement: «Votre Excellence». Je vous demande, colonel, de prendre un autre ton. J’espère aussi que vous n’allez pas vous formaliser, si je vous propose de vous incliner légèrement en prononçant ces mots, ce qui exprime le respect et le désir de tenir compte de toutes les observations faites. J’ai fréquenté, moi aussi, la société des généraux et je connais ces nuances. Et bien: «Votre Excellence…»

– «Votre Excellence…»

– «Combien je suis heureux de l’occasion qui s’offre à moi de vous présenter mes excuses pour avoir si mal compris l’âme de Votre Excellence. J’ose vous assurer qu’à l’avenir je n’épargnerai point mes faibles forces pour le bien commun…» Et en voilà assez pour vous!

Pauvre oncle! Il dut répéter ce galimatias phrase par phrase, mot par mot! Je rougissais comme un coupable; la colère m’étouffait.

– Voyons, s’enquit le bourreau, ne sentez-vous pas maintenant dans votre cœur une sorte d’allégresse, comme si un ange y fut descendu?… Répondez: sentez-vous la présence de l’ange?

– Oui, Foma, je sens une sorte d’allégresse, répondit mon oncle.

– Maintenant que vous êtes vaincu, vous sentez votre cœur comme si on le baignait dans les saintes huiles?

– Oui, Foma, on le dirait baigné dans l’huile.

– Dans l’huile?… Hem! Je ne vous ai pas parlé d’huile… Mais n’importe. Vous saurez désormais, colonel, ce que c’est que le devoir accompli! Luttez contre vous-même! Vous avez trop d’amour-propre. Votre orgueil est excessif.

– Oui, Foma, je le vois, soupirait mon oncle.

– Vous êtes un égoïste, un ténébreux égoïste…

– Oui, je suis un égoïste, Foma; je le sais depuis que je te connais.

– Je vous parle en ce moment comme un père, comme une tendre mère… Vous découragez tout le monde et vous oubliez la douceur des caresses.

– Tu as raison, Foma.

– Dans votre grossièreté, vous heurtez les cœurs d’une façon si brutale, vous sollicitez l’attention d’une manière si prétentieuse que vous feriez sauver tout homme délicat à l’autre bout du monde.

Mon oncle soupira encore.

– Soyez plus doux, plus attentif pour les autres, témoignez-leur plus d’affection; pensez aux autres plus qu’à vous-même et vous ne serez pas oublié non plus. Vivez, mais laissez vivre les autres, tel est mon principe! Souffre, travaille, prie, espère! voilà les règles de conduite que je voudrais inculquer à l’humanité entière! Suivez-les et je serai le premier à vous ouvrir mon cœur, à pleurer… s’il le faut, sur votre poitrine. Tandis que vous ne vivez que pour vous; c’est lassant à la fin!