En pénétrant dans celle qui m’était destinée, j’aperçus sur la table de nuit une feuille de papier à lettres, couverte de toutes sortes d’écritures superbes et où s’entrelaçaient guirlandes et paraphes. Les majuscules et le guirlandes étaient enluminées. L’ensemble composait un assez gentil travail de calligraphie. Dès les premiers mots je vis que c’était une supplique à moi adressée, où j’étais qualifié de «bienfaiteur éclairé». Il y avait un titre: Les gémissements de Vidopliassov. Mais tous mes efforts pour comprendre quelque chose à ce fatras restèrent vains. C’étaient des sottises emphatiques, écrites dans un style pompeux de laquais. Je devinai seulement que Vidopliassov se trouvait dans une situation difficile, qu’il sollicitait mon aide et mettait en moi tout son espoir «en raison de mes lumières». Il concluait en me priant d’intervenir en sa faveur auprès de mon oncle, au moyen de la «mécanique». C’était la fin textuelle de l’épître que j’étais encore en train de lire quand la porte s’ouvrit et Mizintchikov entra.
– J’espère que vous voudrez bien me permettre de faire votre connaissance, me dit-il d’un ton dégagé, mais avec la plus grande politesse et en me tendant la main. Je n’ai pu vous dire un mot ce tantôt, mais du premier coup, j’ai senti le désir de vous connaître plus amplement.
En dépit de ma mauvaise humeur, je répondis que j’étais moi-même enchanté, etc. Nous nous assîmes.
– Qu’est-ce que c’est que ça? demanda-t-il à la vue de la lettre que j’avais encore à la main. Ne sont-ce pas les gémissements de Vidopliassov? C’est bien ça. J’étais sûr qu’il vous attaquerait aussi. Il me présenta une feuille semblable et contenant les mêmes gémissements. Il y a longtemps qu’on vous attendait et qu’il avait dû se préparer. Ne vous étonnez pas; il se passe ici beaucoup de choses assez étranges et il y a vraiment de quoi rire.
– Rire seulement?
– Voyons, faudrait-il donc pleurer? Si vous le voulez, je vous raconterai l’histoire de Vidopliassov et je suis sûr de vous amuser.
– Je vous avoue que Vidopliassov m’intéresse assez peu pour le moment! répondis-je d’un ton mécontent.
Il me paraissait évident que la démarche et l’amabilité de Mizintchikov devaient avoir un but et qu’il avait besoin de moi. L’après-midi il se tenait morne et grave, et maintenant je le voyais gai, souriant et tout prêt à me narrer de longues histoires. Dès le premier abord, on voyait que cet homme était fort maître de lui et qu’il connaissait son monde à fond.
– Maudit Foma! dis-je avec emportement et en déchargeant un grand coup de poing sur la table. Je suis sûr que c’est lui la source unique de tout le mal et qu’il mène tout. Maudite créature!
– On dirait que vous lui en voulez tout de même un peu trop, remarqua Mizintchikov.
– Un peu trop, m’écriai-je soudainement enflammé. Il se peut que tantôt j’aie dépassé la mesure et que j’aie ainsi autorisé l’assistance à me condamner. Je comprends fort bien que j’aie assez mal réussi, et il était inutile de me le dire. Je sais aussi que ce n’est pas ainsi que l’on agit dans le monde, mais, réfléchissez et dites-moi s’il y avait moyen de ne pas s’emporter! Mais on se croirait dans une maison d’aliénés, si vous voulez savoir ce que j’en pense!… et… et je m’en vais; voilà tout!
– Fumez-vous? s’enquit placidement Mizintchikov.
– Oui.
– Alors, vous me permettrez d’allumer ma cigarette. Là-bas, il est interdit de fumer et je commençais à m’ennuyer sérieusement. Je conviens que ça ne ressemble pas mal à un asile d’aliénés; mais soyez sûr que je ne me permettrai pas de vous juger, car, à votre place, je me serais peut-être emporté deux fois plus fort.
– En ce cas, comment avez-vous pu conserver ce calme imperturbable, si vous étiez tellement révolté? Je vous vois encore impassible et je vous avoue qu’il m’a semblé singulier que vous vous désintéressiez ainsi de la défense du pauvre oncle toujours prêt à faire du bien à tous et à chacun!
– Vous avez raison; il est le bienfaiteur d’une quantité de gens; mais je trouve complètement inutile de le défendre; ça ne sert à rien; c’est humiliant pour lui, et puis je serais chassé dès le lendemain d’une pareille manifestation. Je dois vous dire franchement que je me trouve dans une situation telle qu’il me faut ménager cette hospitalité.
– Je ne saurais vous reprocher votre franchise… Mais il y a certaines choses que je voudrais vous demander, car, vous demeurez ici depuis un mois déjà…
– Tout ce que vous voudrez; entièrement à votre service, répondit Mizintchikov avec empressement, et il approcha une chaise.
– Expliquez moi comment il se peut que Foma Fomitch ait refusé une somme de quinze mille roubles qu’il tenait déjà dans les mains: je l’ai vu de mes propres yeux.
– Comment? Est-ce possible? s’écria mon interlocuteur. Racontez-moi ça, je vous prie.
Je lui fis le récit de la scène, en omettant l’incident «Votre Excellence». Il écoutait avec une avide curiosité et changea même de visage quand je lui confirmai ce chiffre de quinze mille roubles.
– C’est très habile, fit-il quand j’eus fini. Je ne l’en aurais pas cru capable!
– Cependant c’est un fait qu’il a refusé l’argent. Comment expliquer cela? Serait-ce vraiment par noblesse de sentiments?
– Il en a refusé quinze mille pour en avoir trente plus tard. D’ailleurs, je doute que Foma agisse d’après un véritable calcul, ajouta-t-il après un moment de méditation. Ce n’est pas du tout un homme pratique. C’est un espèce de poète… Quinze mille… Hum! Voyez-vous, il aurait pris cet argent s’il avait pu résister à la tentation de poser, de faire des embarras. Ce n’est qu’un pleurnicheur doué d’un amour-propre phénoménal.
Il s’échauffait. On le sentait ennuyé et même jaloux. Je l’examinai curieusement. Il ajouta, pensif:
– Hum! Il faut s’attendre à de grands changements. En ce moment Yégor Ilitch nourrit un tel culte pour ce Foma qu’il pourrait bien en arriver à se marier par pure complaisance! – ajouta-t-il entre ses dents.
– Alors, vous croyez à la possibilité de ce mariage insensé et criminel avec cette idiote!
Mizintchikov me regarda fixement.
– Leur idée n’est pas déraisonnable. Ils prétendent qu’il doit faire quelque chose pour le bien de la famille.
– Comme s’il n’en avait pas déjà assez fait! m’écriai-je avec indignation. Et vous pouvez trouver raisonnable cette résolution d’épouser une pareille toquée?
– Certes, je suis d’accord avec vous que ce n’est qu’une toquée. Hum! C’est très bien à vous d’aimer ainsi votre oncle et je compatis à vos inquiétudes…Cependant, il faut considérer qu’avec l’argent de cette demoiselle, on pourrait grandement étendre la propriété. D’ailleurs, ils ont d’autres raisons encore: ils craignent que Yégor Ilitch se marie avec l’institutrice… vous savez, cette jeune fille si intéressante?
– Est-ce probable, à votre sens? lui demandai-je, très ému. Ça me fait l’effet d’une calomnie. Expliquez-moi ce point, au nom de Dieu: cela m’intéresse infiniment.