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Le vieux Éjévikine est encore en vie et, depuis ces derniers temps, il fréquente de plus en plus sa fille; mais, au commencement, il désolait mon oncle par le soin qu’il apportait à écarter de Stépantchikovo et sa personne et sa marmaille (c’est ainsi qu’il qualifiait ses enfants). Les invitations de mon oncle n’avaient aucune prise sur lui: c’est un homme aussi fier que susceptible, et cette susceptibilité a même quelque chose de maladif.

À cette seule pensée que, pauvre, il serait reçu par générosité dans une riche maison, qu’il pourrait être considéré comme un importun, il s’affolait. Il refusa souvent l’aide de Nastenka et n’accepta jamais que l’indispensable. Il ne voulait jamais rien prendre de mon oncle. Nastenka s’était grandement trompée en me disant dans le jardin que c’était pour elle que son père jouait un rôle de bouffon.

Certes, il souhaitait ardemment de marier sa fille, mais, s’il bouffonnait, c’était tout simplement par un besoin intérieur de trouver une issue aux colères accumulées qui l’étouffaient. La nécessité de railler et de donner cours à de méchants propos faisait partie de sa nature. Il se présentait comme le plus vil flatteur, tout en laissant entendre qu’il ne cajolait les gens que par pose, et plus basse était sa flatterie, plus mordante était sa raillerie. Il était ainsi!

Mon oncle avait réussi à placer tous ses enfants dans les meilleurs établissements de Moscou et de Pétersbourg, mais le vieillard ne s’était laissé faire que lorsque Nastenka lui eût prouvé que tout cela se faisait à ses frais personnels, c’est-à-dire avec les trente mille roubles donnés par Tatiana Ivanovna.

À la vérité, on n’avait jamais accepté cet argent, mais on avait assuré à Tatiana Ivanovna, pour la consoler, qu’on aurait recours à elle au premier besoin d’argent et, pour mieux la convaincre, on lui avait par deux fois emprunté des sommes considérables. Mais Tatiana mourut il y a trois ans, et Nastia dut bien recevoir ses trente mille roubles. La mort de la pauvre demoiselle fut subite. Toute la famille se préparait à se rendre au bal chez des voisins, et Tatiana n’avait pas eu le temps de mettre sa robe de bal et de se poser sur les cheveux une magnifique couronne de roses blanches que, prise d’un malaise, elle s’était laissée tomber dans un fauteuil, où elle n’avait pas tardé à expirer.

On l’enterra avec sa couronne de bal. Nastia en éprouva un grand chagrin, car elle avait l’habitude de choyer Tatiana et de la soigner comme une enfant. Elle avait étonné tout le monde par la sagesse de son testament. À part les trente mille roubles qu’elle laissait à Nastenka, le reste, trois cent mille environ, devait être consacré à l’éducation de fillettes orphelines et à les doter à leur sortie des établissements scolaires.

C’est l’année de sa mort que se maria la demoiselle Pérépélitzina, qui était restée chez mon oncle après le trépas de la générale, dans l’espoir de gagner les bonnes grâces de Tatiana Ivanovna. Sur ces entrefaites, un fonctionnaire des environs était devenu veuf. C’était le possesseur de Michino, le petit village où s’était enfui Obnoskine en compagnie de Tatiana Ivanovna.

Terrible chicanier, ce fonctionnaire, qui avait six enfants d’un premier lit, soupçonna que la Pérépélitzina possédait quelque argent, et il présenta sa demande, qui fut immédiatement acceptée. Mais elle était plus pauvre qu’un rat d’église. Elle ne possédait en tout et pour tout que les trois cents roubles que Nastenka lui donna en cadeau de mariage.

Actuellement, le mari et la femme se battent du matin au soir. Elle passe son temps à tirer les cheveux de ses enfants, à leur distribuer des taloches et à griffer la figure de son mari (du moins à ce qu’on dit), en lui reprochant à tout instant sa qualité de fille d’un lieutenant-colonel.

Mizintchikov aussi s’est casé. Ayant sagement abandonné ses vues sur Tatiana Ivanovna, il se mit à étudier l’agriculture. Mon oncle le recommanda à un comte, riche propriétaire qui possédait trois mille âmes à environ quatre-vingt verstes de Stépantchikovo, et qui venait parfois visiter ses biens. Frappé des capacités de Mizintchikov et prenant en considération la recommandation de mon oncle, le comte proposait à l’ancien hussard la gérance de ses domaines, après en avoir, au préalable, chassé l’intendant allemand, qui le volait de son mieux, en dépit de la fameuse honnêteté allemande.

Cinq ans plus tard, la propriété du comte était devenue méconnaissable; les paysans étaient riches; les revenus avaient doublé; en un mot, le nouvel intendant s’était distingué, et il était devenu célèbre par ses capacités dans tout le gouvernement. Aussi, quelle ne fut pas la surprise et la douleur du comte lorsque, au bout de cinq ans, et malgré toute les prières et les offres d’augmentation de traitement, Mizintchikov démissionna.

Le comte s’imaginait qu’il avait été séduit par d’autres propriétaires de quelque gouvernement voisin. Mais tout le monde fut bien étonné quand, deux mois après sa retraite, Ivan Ivanovitch Mizintchikov se rendit acquéreur d’une magnifique propriété de cent âmes situées à quarante verstes du domaine du comte, et appartenant à un ancien hussard ruiné qui avait été son camarade au régiment. Il avait aussitôt engagé ces cent âmes et, un an après, il en rachetait soixante autres aux environs. Il est actuellement un gros propriétaire. Tout le monde se demande avec étonnement où il a trouvé de l’argent. Il en est qui hochent la tête. Mais Ivan Ivanovitch est fort tranquille, et sa conscience ne lui fait aucun reproche.

Il a fait venir de Moscou cette sœur qui lui avait donné ses derniers trois roubles pour s’acheter des chaussures quand il était parti pour Stépantchikovo. Une charmante fille, d’ailleurs, bien que n’étant plus de la première jeunesse, douce, aimante, instruite, un peu timide. Elle vivait à Moscou comme demoiselle de compagnie, chez je ne sais quelle bienfaitrice. Elle est à genoux devant son frère, dont elle respecte la volonté à l’égal de la loi, tient son ménage et se trouve heureuse. Mizintchikov ne la gâte pas et la néglige un peu, mais elle ne s’en aperçoit pas.

Elle est fort aimée à Stépantchikovo, et l’on dit que M. Bakhtchéiev n’est pas indifférent à ses charmes. Il la demanderait bien en mariage, mais il craint un refus. Du reste, nous espérons pouvoir nous occuper plus spécialement de M. Bakhtchéiev dans un prochain récit.

Je crois que j’ai passé en revue tous mes personnages!… Ah! j’oublie: Gavrilo est devenu très vieux et il a complètement désappris le français. Falaléi a fait un cocher fort présentable et, pour ce qui est du malheureux Vidopliassov, il y a beau jour qu’il fut enfermé dans une maison de fous où il est mort, autant que je me souviens. Un de ces jours, j’irai faire un tour à Stépantchikovo, et je m’en enquerrai auprès de mon oncle.