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– Je crois que tu me fais marcher, petit père!

– Je vous fais marcher? demandai-je avec étonnement.

– Oui, tu m’entortilles pour me faire bavarder comme un serin et, un beau jour, tu me fourreras dans un de tes romans!

Je m’empressai d’assurer M. Bakhtchéiev que je n’étais pas homme à agir de la sorte, mais il continuait à m’observer d’un air méfiant.

– Tu dis ça, mais est-ce que je te connais? Foma aussi me menaçait de m’imprimer tout vif.

– Permettez-moi, fis-je, désireux de quitter ce terrain brûlant, permettez-moi de vous demander s’il est vrai que mon oncle songe à se marier?

– Qu’est-ce que ça pourrait bien faire? Qu’il se marie si tel est son bon plaisir; le mal n’est pas là. Il y a autre chose, répondit Bakhtchéiev pensif. Humph! là-dessus, je ne saurais trop vous répondre. Sa maison est actuellement pleine de femmes qui sont comme les mouches autour des confitures. Mais qui sait laquelle veut se marier? Je vous dirai, mon petit père, que je ne puis pas sentir les femmes! Je crois qu’elles ne peuvent que nous faire déchoir et, de plus, elles nuisent au salut de l’âme! Que votre oncle soit amoureux comme un chat de Sibérie, ça, je vous le garantis. Je ne vous en dirai pas plus long; vous verrez par vous-même; mais ce qu’il y a de mauvais, c’est qu’il fait traîner cette affaire. S’il veut se marier, qu’il se marie! Mais non; il a peur d’en parler à Foma et à sa vieille qui va pousser des hurlements dans tous le village, et se regimber! car Foma ne verrait qu’avec peine une épouse entrer dans la maison, parce qu’il n’y pourrait plus rester deux heures. La femme le chasserait sur-le-champ et de telle façon qu’il ne retrouverait plus une place dans tout le district. Voilà pourquoi il fait tant de simagrées d’accord avec la mère et pourquoi ils veulent lui coller cette… Qu’as-tu à me couper la parole, petit père? J’allais justement te raconter le plus intéressant de l’histoire et tu m’interromps! Crois-tu dont poli de couper la parole à un vieillard?

Je m’excusai. Il reprit:

– Ne t’excuse pas. J’allais te raconter comme à un savant que tu est, la façon dont il m’a traité aujourd’hui. Juge-moi, si tu est un homme juste. À peine étions-nous à table que je crus qu’il allait me manger, me noyer dans un verre d’eau! L’orgueil de cet homme est tel qu’il ne peut se maîtriser. Il eut l’idée de me chercher noise, de me donner des leçons de tenue. Il voulait savoir pourquoi je suis aussi gros au lieu d’être mince! Voyons, mon petit père, que pensez-vous d’une pareille question? Y a-t-il du bon sens? Moi, je lui réponds fort judicieusement: «C’est le bon Dieu qui m’a fait ainsi, Foma Fomitch; l’un est gros, l’autre maigre et l’on ne doit pas se révolter contre la Providence.» Je crois que c’était assez judicieux? «Non, me dit-il, tu possèdes cinq cents âmes, tu vis de tes rentes et tu ne rends aucun service à la patrie; au lieu de travailler, tu restes chez toi à jouer de l’accordéon.» Il est vrai qu’en mes jours de tristesse, je joue de l’accordéon. Je lui fais cette réponse sensée: «Quel service pourrais-je accomplir, Foma Fomitch? Quel uniforme pourrait me contenir avec mon ventre? Admettons que je parvienne à endosser mon uniforme et à le boutonner en me sanglant, mais, si j’ai le malheur d’éternuer, par hasard, tous les boutons sauteront; et si cet accident arrivait devant les chefs qui peuvent très bien le prendre pour une mauvaise plaisanterie, Dieu me bénisse! que m’arriverait-il?» Qu’y a-t-il de ridicule là-dedans? Le voilà qui se met à se tordre… Non, vous savez, il n’a pas la moindre pudeur! Et il commence à m’insulter en français: «Cochon! me dit-il. Cochon, je sais ce que ça veut dire. «Ah! maudit physicien, pensai-je, tu me prends pour un imbécile?» J’avais longtemps patienté, mais j’étais à bout de forces. Je me lève de table, et, devant tout le monde, je lui envoie ceci par la figure: «Excuse-moi, Foma, mon cher bienfaiteur, je t’avais pris pour un homme bien élevé, mais tu es encore plus cochon que nous tous!» Je lui flanque ça par la figure et je quitte la table comme on apportait le pudding. Mais au diable le pudding!

– Je vous demande pardon, fis-je quand M. Bakhtchéiev eut fini son récit. Je partage certainement votre avis sur tout ce que vous venez de me dire. Seulement, je ne sais encore rien de positif… mais, j’ai là-dessus quelques idées à moi.

– Quelles idées, petit père? demanda Bakhtchéiev d’un air soupçonneux.

– Voilà, commençai-je en m’embrouillant un peu, le moment est peut-être mal choisi, mais je suis prêt à vous les développer. Je pense qu’il se peut que nous nous trompions tous les deux sur le compte de Foma Fomitch et que toutes ces bizarreries cachent une nature exceptionnellement douée, qui sait? C’est peut-être un de ces cœurs douloureux brisés par la souffrance, et aigris contre toute l’humanité. J’ai entendu dire que, jadis, il avait fait le bouffon; il est possible que les humiliations et les outrages dont il fut abreuvé l’aient assoiffé de vengeance… Vous comprenez: un noble cœur… la conscience de… et réduit au rôle de bouffon!… Alors il se méfie de tout le genre humain c’est-à-dire de tous les hommes… et, il se peut que… si on le réconciliait avec ses semblables… c’est-à-dire avec les hommes, il pourrait devenir remarquable… car cet homme doit avoir en lui quelque chose… Il y a certainement une raison pour que tout le monde s’incline ainsi devant lui…

Je m’empêtrais de plus en plus, chose fort excusable chez un jeune homme, mais M. Bakhtchéiev n’en jugea pas ainsi. Me regardant le blanc des yeux avec une dignité sévère, il rougit, et tel un dindon, me demanda brièvement:

– Alors, Foma est un homme exceptionnel?

– Oh! je dis ça; je n’en suis pas plus sûr que cela! Ce n’est qu’une supposition.

– Excusez ma curiosité: vous avez sans doute étudié la philosophie?

– Mais dans quel sens? demandai-je avec étonnement.

– Dans aucun sens; répondez-moi tout simplement: avez-vous appris la philosophie? ou non?

– J’avoue que j’ai l’intention de l’apprendre? mais…

– C’est bien ça! s’écria M. Bakhtchéiev ouvrant les écluses à son indignation. Avant même que vous eussiez ouvert la bouche, je l’avais déjà deviné. Je ne m’y trompe pas. Je flaire un philosophe à trois verstes de distance! Allez donc l’embrasser, votre Foma Fomitch! Il en fait un homme exceptionnel! Pouah! Que le monde périsse! je vous croyais un homme de bon sens et vous… Avance! cria-t-il au cocher déjà monté sur le siège de la voiture réparée. – Filons!

J’eus toutes les peines du monde à le calmer. Il finit tout de même par se radoucir un peu, mais il m’en voulait toujours. Il était monté dans sa voiture avec l’aide de Grigori et d’Arkhip, celui qui avait si sentencieusement chapitré Vassiliev.

– Permettez-moi de vous demander si vous ne viendrez plus chez mon oncle? m’informai-je en m’approchant.

– Chez votre oncle? Crachez à la figure de celui qui l’a dit. Vous vous figurez donc que je suis un homme ferme, que je saurais tenir rigueur? Je suis une chiffe en fait d’homme et c’est mon malheur! Il ne se passera pas une semaine que j’y serai déjà retourné. Et pour quoi faire? Je ne saurais le dire, mais j’y retournerai et je m’empoignerai encore avec ce Foma! C’est mon malheur, petit père. C’est pour la punition de mes péchés que Dieu m’a envoyé ce Foma. J’ai un cœur de femme; aucune constance! Je suis un lâche de premier ordre.