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Morris roulait vers l’ouest, en direction de la petite ville crade que ses habitants appelaient le Joyau des Grands Lacs. Il fallait qu’il se tienne à carreau pendant un moment maintenant, et qu’il aille voir un vieil ami. Et puis, chez soi, c’est l’endroit où quand t’arrives, on peut pas te demander de repartir — l’évangile selon Robert Frost —, et c’était particulièrement vrai quand personne était là pour pester contre le retour du fils prodigue. Avec ce cher papa envolé depuis des années, et cette chère maman passant le semestre d’automne à Princeton à donner des conférences sur les barons voleurs, la maison de Sycamore Street serait vide. Une maison laissant un peu à désirer pour une professeure prout-prout comme elle — sans parler d’une écrivaine nominée un jour pour le Pulitzer —, mais c’était la faute à ce cher papa. Lui, Morris, ça l’avait jamais dérangé d’habiter là ; c’était le ressentiment de sa mère, pas le sien.

Morris écouta les infos, mais rien sur le meurtre du romancier qui, selon le fameux article du Time, avait été « une voix criant aux enfants des silencieuses années cinquante de se réveiller et d’élever eux aussi la voix ». Ce silence radio était une bonne nouvelle, mais pas inattendue : selon la source de Morris à la maison de redressement, la femme de ménage de Rothstein venait seulement une fois par semaine. Il avait aussi un homme à tout faire, mais qui venait seulement à la demande. Morris et ses défunts partenaires avaient choisi leur moment en fonction, ce qui voulait dire qu’il pouvait raisonnablement espérer qu’on ne découvre pas le corps avant les six prochains jours.

Cette après-midi-là, dans la campagne de l’Ohio, il dépassa une grange reconvertie en magasin d’antiquités et fit demi-tour. Après avoir fouiné un peu, il acheta une malle à vingt dollars. Elle était vieille mais paraissait costaud. À ce prix-là, Morris trouva que c’était donné.

2010

Les parents de Pete Saubers se disputaient beaucoup maintenant. Tina appelait ces disputes les ouafis-ouafis. Pete trouvait que sa petite sœur avait de l’idée, parce que ça donnait exactement ça quand ils s’y mettaient : ouaf-ouaf, ouaf-ouaf-ouaf. Des fois, Pete avait envie de s’avancer sur le palier, en haut de l’escalier, et de leur hurler d’arrêter, bon sang, d’arrêter. Vous faites peur aux enfants, il avait envie de gueuler. Y a des enfants dans cette maison, des enfants, vous l’avez oublié, bande de patates ?

Pete était à la maison car les élèves inscrits au tableau d’honneur, ayant seulement étude l’après-midi et activités optionnelles après déjeuner, avaient le droit de rentrer chez eux plus tôt. La porte de sa chambre était ouverte et il entendit son père béquiller rapidement à travers la cuisine à la seconde où sa mère se garait dans l’allée. Pete était quasi certain que les festivités du jour commenceraient avec son père disant que, Ben dis donc, elle rentrait de bonne heure. Sa mère répondrait qu’il se rappellerait donc jamais que maintenant c’était le mercredi qu’elle finissait plus tôt. Alors papa répliquerait qu’il s’était toujours pas habitué à vivre dans cette partie de la ville, disant ça comme si on les avait forcés à déménager dans les bas-fonds les plus obscurs de Lowtown plutôt que dans le quartier des rues aux noms d’arbres de Northfield. Une fois sacrifié aux préliminaires, ils pourraient passer aux choses sérieuses, à la vraie prise de bec.

Pete non plus ne raffolait pas du North Side mais c’était pas si terrible que ça, et même à treize ans, il semblait comprendre les réalités économiques de leur situation mieux que son père. Peut-être parce que, à la différence de son père, il n’avalait pas des cachets d’OxyContin quatre fois pas jour.

Ils étaient ici parce que le collège Grace Johnson, où enseignait sa mère avant, avait été fermé dans le cadre du plan de coupes budgétaires décidé par le conseil municipal. Un bon nombre d’enseignants de GJ étaient maintenant sans emploi. Linda, au moins, avait été embauchée comme bibliothécaire et surveillante d’étude à l’école primaire de Northfield. Elle terminait plus tôt le mercredi parce que la bibliothèque fermait à midi. Comme toutes les autres bibliothèques scolaires. Coupes budgétaires obligent. Ça faisait enrager le père de Pete qui manquait pas de faire remarquer que les conseillers municipaux, eux, avaient pas baissé leurs salaires, et les traitait de foutue bande d’hypocrites du Tea Party.

Ça, Pete n’en savait rien. Ce qu’il savait, c’était que ces temps-ci, Tom Saubers enrageait à propos de tout.

La Ford Focus, leur seule voiture à présent, s’arrêta dans l’allée et maman en descendit, traînant derrière elle son vieux cartable usé. Elle contourna la plaque de givre qui se formait toujours dans le coin d’ombre sous la descente de gouttière du porche. C’était au tour de Tina d’y mettre du sel mais elle avait oublié, comme d’habitude. Maman monta les marches lentement, les épaules basses. Pete détestait la voir marcher comme ça, c’était comme si elle avait un sac de briques sur le dos. Pendant ce temps, les béquilles de papa battaient un rythme à deux temps dans le salon.

La porte d’entrée s’ouvrit. Pete attendit. Espérant quelque chose de gentil genre Coucou, chérie, c’était comment ta matinée ?

Tu parles.

Il avait pas exactement envie d’écouter leurs ouafis-ouafis mais la maison était petite et c’était pratiquement impossible de faire autrement… si, il pouvait toujours sortir, une stratégie de repli qu’il avait adoptée de plus en plus fréquemment cet hiver. Mais en tant qu’aîné, il avait parfois le sentiment que c’était son devoir d’écouter. M. Jacoby, son professeur d’histoire, aimait dire que savoir c’est pouvoir et Pete supposait que c’était pour ça qu’il se sentait obligé de surveiller l’escalade dans la guerre des mots que se livraient ses parents. Parce que chaque prise de bec effilochait un peu plus l’étoffe de leur couple et, un de ces jours, celle-ci finirait par craquer. Mieux valait se préparer.

Mais se préparer à quoi ? Au divorce ? Ça semblait être l’issue la plus probable. D’un côté, les choses s’arrangeraient peut-être s’ils se séparaient — Pete le ressentait de plus en plus fort, même si son esprit ne l’avait pas encore formulé de façon consciente —, mais ça signifierait quoi exactement un divorce dans la vraie vie (une autre des expressions favorites de M. Jacoby) ? Qui resterait et qui partirait ? Si c’était son père qui partait, comment se débrouillerait-il sans voiture alors qu’il pouvait à peine marcher ? D’ailleurs, comment l’un ou l’autre pourrait-il avoir les moyens de partir ? Ils étaient déjà fauchés.

Au moins, Tina n’était pas là pour l’échange animé de vues parentales du jour : elle était encore à l’école et ne rentrerait probablement pas avant le dîner. Elle avait fini par se faire une copine, une fille aux dents de cheval qui s’appelait Ellen Briggs et qui habitait au croisement de Sycamore et Elm. Pete trouvait que Ellen avait le QI d’un hamster, mais au moins, Tina était pas constamment en train de se morfondre à la maison, nostalgique de ses copines de leur ancien quartier, et aussi parfois en train de pleurer. Pete détestait quand Tina pleurait.

En attendant, éteignez vos portables et vos bipers, les amis. Les lumières baissent et l’épisode de cette après-midi de On est Dans la Merde Jusqu’au Cou va commencer.

TOM : Dis donc, tu rentres de bonne heure.

LINDA (avec lassitude) : Tom, on est…

TOM : Mercredi, je sais. La bibliothèque ferme plus tôt.

LINDA : T’as encore fumé dans la maison. Ça sent la cigarette.

TOM (commençant à prendre la mouche) : Une seule. Dans la cuisine. Avec la fenêtre ouverte. Y a du verglas sur les marches de derrière, je voulais pas risquer la chute. Pete a encore oublié de mettre du sel.

PETE (en aparté) : Comme il est censé le savoir, puisque c’est lui qui a fait le tableau des corvées, cette semaine c’est au tour de Tina de saler. Les pilules d’OxyCotin qu’il prend sont pas juste contre la douleur, elles rendent aussi débile.

LINDA : Ça sent quand même et tu sais qu’il est précisément spécifié dans le bail qu’il est interdit…

TOM : Ça va, OK, j’ai compris. La prochaine fois j’irai dehors, au risque de tomber de mes béquilles.

LINDA : C’est pas seulement à cause du bail, Tommy. Le tabagisme passif est mauvais pour les enfants. On en a déjà parlé.

TOM : Et reparlé…

LINDA : (s’enfonçant en eaux toujours plus profondes) : Et puis, ça coûte combien un paquet de cigarettes maintenant ? Quatre cinquante ? Cinq ?

TOM : Pour l’amour du Ciel, je fume un paquet par semaine  !

LINDA (enfonçant les défenses de Tom d’un assaut de panzer arithmétique) : À cinq dollars le paquet, ça fait vingt dollars par mois. Et tout ça pris sur mon salaire puisque c’est le seul…

TOM : Et allez, c’est reparti…

LINDA : … qu’on a maintenant.

TOM : T’aimes remuer le couteau dans la plaie, toi, hein ? Tu crois peut-être que je me suis fait rouler dessus exprès. Pour que je puisse rester à la maison à me tourner les pouces.

LINDA (après un long silence) : Il reste du vin ? J’aurais bien besoin d’un demi-verre, là.

PETE (en aparté) : Dis oui, papa. Dis oui.

TOM : Non, fini. Mais tu veux peut-être que je me traîne en béquilles jusqu’au Zoney’s pour en racheter ? Évidemment, tu devras m’accorder une avance sur mon argent de poche.

LINDA (au bord des larmes) : Tu te comportes comme si ce qui t’était arrivé était de ma faute.

TOM (criant) : C’est la faute à personne et c’est bien ça qui me rend dingue ! Tu comprends pas ça ? Ils ont même pas réussi à choper le type qui l’a fait !

À ce stade, Pete décida qu’il en avait assez. C’était une pièce débile. Ses parents s’en rendaient peut-être pas compte, mais lui, oui. Il referma son manuel de littérature. Il lirait le texte demandé — un truc d’un certain John Rothstein — ce soir. Pour le moment, il fallait qu’il sorte et qu’il respire un peu d’air frais.

LINDA (doucement) : Au moins, t’es pas mort.

TOM (virant totalement dans le mélo) : Des fois, je me dis que ça aurait mieux valu. Regarde-moi, accro à l’Oxy et souffrant quand même le martyre parce que cette merde me fait plus rien sauf si j’en prends assez pour me plonger dans le coma. À vivre sur le salaire de ma femme — amputé de mille dollars grâce à ces putains d’hypocrites du Tea Party…

LINDA : Surveille ton lang…

TOM : Notre maison ? Finie. Le fauteuil roulant électrique ? Fini. Nos économies ? Quasi finies. Et maintenant, je peux même pas fumer une putain de clope !

LINDA : Si tu crois que ça va arranger les choses de pleurnicher, je t’en prie, continue, mais…

TOM (hurlant) : T’appelles ça pleurnicher ? J’appelle ça être réaliste. Tu veux que j’enlève mon pantalon pour que tu puisses bien voir ce qui reste de mes jambes ?

Pete flotta en chaussettes jusqu’en bas des marches. Le salon était juste là, au pied de l’escalier, mais ils le virent même pas : ils étaient face à face, trop occupés à jouer une pièce de théâtre complètement à chier pour laquelle personne achèterait jamais de billets. Son père dressé comme un coq sur ses béquilles, les yeux rouges et les joues broussailleuses de barbe, sa mère tenant son sac à main devant ses seins comme un bouclier et se mordant les lèvres. C’était horrible. Et le pire dans tout ça ? C’est qu’il les aimait.

Son père avait oublié de mentionner le Fonds d’Urgence, mis en place un mois après le Massacre du City Center par le dernier journal papier de la ville, en collaboration avec trois chaînes de télé locales. Brian Williams y avait même consacré un reportage dans NBC Nightly News — comment cette petite ville courageuse s’était serré les coudes quand la catastrophe avait frappé, toutes ces âmes charitables, toutes ces mains tendues et tout ces bla-bla-bla, et maintenant, une courte page de pub. Le Fonds d’Urgence avait donné bonne conscience aux gens pendant genre six jours. Ce que les médias avaient omis de dire, c’était que le Fonds d’Urgence avait récolté bien peu, même avec les marches de bienfaisance, les courses à vélo de bienfaisance, et un concert du chanteur arrivé deuxième à American Idol. Le Fonds d’Urgence était maigre parce que les temps étaient durs pour tout le monde. Et bien sûr, l’argent collecté avait dû être partagé. La famille Saubers avait reçu un chèque de mille deux cents dollars, puis un de cinq cents, puis un de deux cents. Le chèque du mois dernier, marqué DERNIER VERSEMENT, s’élevait à cinquante dollars.

Waouh.