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— Je vois pas ce que tu veux dire. »

Subitement, c’est Jerome qui a du mal à soutenir son regard.

« Il est trop mince, pour commencer. Il a poussé son régime gym-salade trop loin. Mais c’est pas ça qui m’inquiète le plus.

— C’est quoi ? »

Mais Jerome sait, et il n’est pas surpris que Holly sache, même si Bill pense avoir réussi à le lui cacher. Holly a ses méthodes.

Elle baisse la voix comme si elle craignait d’être entendue même s’il n’y a personne d’autre qu’eux à cent mètres à la ronde :

« Il va le voir souvent ? »

Jerome n’a pas besoin de demander de qui elle parle.

« Je sais pas trop.

— Plus d’une fois par mois ?

— Je pense, oui.

— Une fois par semaine ?

— Peut-être pas aussi souvent. »

Mais qui peut l’affirmer ?

« Pourquoi ? » Holly a les lèvres qui tremblent. « Il est… Brady Hartsfield est un légume ou pas loin !

— T’as rien à te reprocher, Holly. Crois-moi. Tu l’as frappé parce qu’il s’apprêtait à faire sauter deux mille jeunes dans une salle. »

Il essaie de lui toucher la main mais elle la retire brusquement.

« Je me reproche rien  ! Je le referais ! Encore et encore et encore ! Mais je déteste penser que Bill est obsédé par lui. Je sais ce que c’est, l’obsession, et c’est pas agréable  ! »

Elle croise les bras sur sa poitrine, vieux geste de réconfort dont elle s’est en grande partie sevrée.

« Je crois pas que ce soit de l’obsession à proprement parler. » Jerome s’exprime avec précaution, cherchant les mots justes : « Je crois pas qu’il soit question du passé.

— Et de quoi d’autre ? Parce que ce monstre a aucun avenir ! »

Bill en est pas si sûr, pense Jerome, mais jamais il le dirait. Holly va mieux, mais elle est encore fragile. Et comme elle l’a dit elle-même, l’obsession, elle sait ce que c’est. De plus, lui-même n’a pas la moindre idée de ce que signifie cet intérêt persistant de Bill pour Brady. Il a seulement un pressentiment. Une intuition.

« Restons-en là », dit-il.

Cette fois, quand il pose sa main sur la sienne, elle le laisse faire, et ils bavardent de choses et d’autres encore un moment. Puis il consulte sa montre.

« Faut que j’y aille. J’ai promis de passer chercher Barbara et Tina à la piste de roller.

— Tina est amoureuse de toi, lâche Holly tout de go tandis qu’ils remontent la pente vers leurs voitures.

— Si c’est le cas, ça lui passera, dit Jerome. Je repars dans l’Est et dans pas longtemps, un mignon garçon va faire irruption dans sa vie. Elle écrira son nom sur les couvertures de ses livres.

— Je veux bien le croire, dit Holly. C’est comme ça que ça se passe en général, non ? Je ne veux pas que tu la taquines, c’est tout. Elle penserait que tu te moques d’elle et ça la rendrait triste.

— Je la taquinerai pas », dit Jerome.

Ils sont arrivés aux voitures et, encore une fois, Holly se force à soutenir son regard.

« Moi, je suis pas amoureuse de toi, pas comme elle, mais je t’aime quand même beaucoup, alors prends soin de toi, Jerome. Il y a des étudiants qui font de grosses bêtises. Ne sois pas l’un d’eux. »

Cette fois, c’est elle qui le prend dans ses bras.

« Oh, j’ai failli oublier, s’exclame Jerome. J’ai un petit cadeau pour toi. C’est un T-shirt, mais je pense pas que tu voudras le mettre pour aller voir ta mère. »

Il lui tend son sac en papier. Elle en sort un T-shirt rouge vif et le déplie. Un slogan, imprimé en lettres noires sur le devant, clame :

CETTE CONNERIE C’EST DES CONNERIES

JIMMY GOLD

« Ils les vendent à la librairie du City College. Je te l’ai pris en XL, au cas où tu voudrais t’en servir comme chemise de nuit. » Il scrute son visage tandis qu’elle contemple le slogan imprimé sur le devant du T-shirt. « Bien sûr, tu peux le ramener et l’échanger contre autre chose, si tu l’aimes pas.

— Je l’aime beaucoup », dit-elle, et son visage s’éclaire d’un sourire. C’est le sourire qu’aime Hodges, celui qui la rend belle. « Et je vais le mettre pour aller voir ma mère. Rien que pour la faire chier. »

Jerome paraît si interloqué qu’elle éclate de rire.

« T’as jamais envie de faire chier ta mère ?

— Si, de temps en temps. Et, Holly… moi aussi je t’aime. Tu sais ça, hein ?

— Oui, je le sais », dit-elle en serrant le T-shirt contre sa poitrine. « Et je suis bien contente. Cette connerie c’est loin d’être des conneries. »

MALLE

Arrivant par Birch Street, Hodges remonte le sentier qui traverse la friche et trouve Pete assis au bord du ruisseau, les genoux remontés contre la poitrine. Près de lui, un arbre rabougri penche au-dessus de l’eau réduite à un mince filet après un long été caniculaire. Sous l’arbre, le trou où était enterrée la malle a été de nouveau excavé. La malle elle-même est posée en travers de la berge. Elle a un air vieux, fatigué, et quelque peu menaçant : une voyageuse temporelle venue d’une époque où le disco était encore à la mode. Un tripode de photographe est posé non loin de là. Il y a aussi deux sacs qui ressemblent à de l’équipement de pro.

« La fameuse malle », dit Hodges en s’asseyant à côté de Pete.

Pete hoche la tête.

« Ouais. La fameuse malle. Le photographe et son assistant sont partis déjeuner mais je crois qu’ils vont pas tarder à revenir. Ils avaient pas l’air emballés par nos restaurants en ville. Ils viennent de New York. » Il hausse les épaules, comme si ça expliquait tout. « Au début, le gars voulait me faire asseoir dessus, avec le menton dans la main. Vous savez, comme la statue célèbre. J’ai réussi à l’en dissuader mais ça a pas été facile.

— C’est pour le journal local ? »

Pete secoue la tête, un sourire naissant sur ses lèvres.

« Non, monsieur Hodges, c’est ça ma bonne nouvelle. C’est pour le New Yorker. Ils veulent publier un article sur ce qui s’est passé. Et pas un petit. C’est pour les pages centrales. Les “pages chaudes”, comme ils disent. Un vraiment grand article, peut-être le plus grand qu’ils aient jamais publié.

— C’est formidable !

— Ouais, si je le foire pas. »

Hodges scrute un instant son visage.

« Attends une seconde. C’est toi qui vas l’écrire ?

— Ouais. D’abord, ils voulaient envoyer un de leurs journalistes — George Packer, c’est un bon — pour m’interviewer et écrire l’histoire. C’est un gros coup pour eux parce que John Rothstein était une de leurs stars à l’époque, de la même trempe que John Updike, Shirley Jackson… enfin, vous voyez qui je veux dire. »

Hodges ne voit pas, mais il fait oui de la tête.

« Rothstein était comme qui dirait la référence en son temps pour les ados dépressifs, et ensuite pour la classe moyenne dépressive. Un peu comme John Cheever. Je suis en train de lire Cheever. Vous connaissez sa nouvelle Le Nageur ? »

Hodges secoue la tête.

« Vous devriez la lire. Elle est épatante. Bon, en tout cas, ils veulent l’histoire des carnets. Toute l’histoire, du début à la fin. Ça, c’est depuis qu’ils ont fait travailler trois ou quatre graphologues sur les photocopies que j’avais faites et sur les fragments. »