Выбрать главу

Hodges considère l’objet : noir, éraflé, une relique au couvercle moisi et aux charnières rouillées.

« Elle a commencé avec l’homme qui l’a placée là. Et quand tu auras envie de te reprocher la façon dont les choses ont tourné, tu feras bien de te souvenir de la phrase que Jimmy Gold dit toujours. “Cette connerie c’est des conneries”. »

Pete rigole et lui tend la main.

« Vous êtes un chic type, monsieur Hodges. »

Hodges la lui serre.

« Tu peux m’appeler Bill. Je te laisse maintenant, va sourire pour la photo. »

Il s’arrête de l’autre côté du ruisseau pour jeter un coup d’œil en arrière. Suivant les instructions du photographe, Pete s’est agenouillé, une main posée sur le couvercle râpé de la malle. C’est la pose classique de revendication de propriété. Elle rappelle à Hodges une photo qu’il a vue un jour, d’Ernest Hemingway, agenouillé à côté d’un lion qu’il venait de tuer. Mais le visage de Pete est totalement dénué de cette assurance souriante, imbécile, complaisante qu’arborait Hemingway. Le visage de Pete dit : J’ai jamais été propriétaire de ça.

Oublie jamais ça, petit, pense Hodges en reprenant le chemin de sa voiture.

Oublie jamais ça.

CLAC

Il a dit à Pete qu’il avait une course à faire. C’était pas tout à fait exact. Il aurait pu dire qu’il avait à bosser sur un dossier, mais c’est pas tout à fait exact non plus. Quoique ç’aurait été plus proche de la vérité.

Juste avant de partir pour son rendez-vous avec Pete, il a reçu un coup de fil de Becky Helmington, de la Clinique des Traumatisés du Cerveau. Hodges lui verse une petite somme tous les mois pour qu’elle le tienne au courant de l’évolution de l’état de santé de Brady Hartsfield, le patient qu’il appelle « mon p’tit gars ». Elle le tient aussi au courant de tous les phénomènes étranges qui surviennent dans le service et lui transmet les dernières rumeurs. Le cerveau rationnel de Hodges soutient que ces rumeurs ne reposent sur rien, et que certains phénomènes étranges ont en fait des explications rationnelles, mais son cerveau est constitué de bien plus que la partie rationnelle en surface. Dans ses profondeurs, en dessous de cette partie rationnelle, s’étend un océan souterrain — il y en a un dans toutes les têtes, croit-il — où évoluent d’étranges créatures.

« Comment va votre fils ? a-t-il demandé à Becky. J’espère qu’il est pas retombé d’un arbre, ces jours-ci.

— Non, Robby se porte comme un charme. Vous avez lu le journal d’aujourd’hui, monsieur Hodges ?

— Non, je l’ai même pas encore sorti du plastique. »

En cette nouvelle ère, où l’on a tout au bout des doigts sur Internet, il y a des jours où il ne le sort pas du tout. Le journal reste là, à côté de son La-Z-Boy, tel un enfant abandonné.

« Lisez la section métropolitaine. Page deux. Et rappelez-moi. »

Il l’a rappelée cinq minutes après.

« Mon Dieu, Becky.

— C’est exactement ce que je me suis dit… C’était une chic fille.

— Vous êtes de garde aujourd’hui ?

— Non, je monte voir ma sœur dans le nord de l’État. On y passe le week-end. » Becky s’interrompt une seconde : « En fait, à mon retour, j’ai dans l’idée de demander mon transfert à l’unité de soins intensifs de l’hôpital général. Il y a un poste qui se libère et j’avoue que j’en ai un peu marre du Dr Babineau. C’est vrai, ce qu’on dit : parfois, les neurologues sont plus cinglés que leurs patients. » Elle s’interrompt encore, puis ajoute : « Je pourrais dire que j’en ai un peu marre de Hartsfield aussi, mais ça serait pas tout à fait juste. La vérité, c’est qu’il me fout les jetons. Comme la maison hantée du quartier me foutait les jetons quand j’étais petite.

— Ah ouais ?

— Mmm-mmh. Je savais qu’y avait aucun fantôme dedans mais en même temps, si y en avait eu ? »

Hodges arrive à l’hôpital peu après quatorze heures. En cette après-midi de veille de grand week-end, la Clinique des Traumatisés du Cerveau ne pourrait pas être plus déserte. Du moins dans la journée.

L’infirmière de service — Norma Wilmer, d’après son badge — lui remet son passe visiteur. Tout en l’épinglant à sa chemise, Hodges remarque, juste pour passer le temps :

« Il semblerait que vous ayez eu une tragédie dans le service, hier.

— Je ne peux pas en parler, répond l’infirmière Wilmer.

— Vous étiez de garde ?

— Non. »

Elle retourne à son travail de bureau et ses écrans de contrôle.

C’est bon ; il en apprendra plus de la bouche de Becky à son retour, quand elle aura eu le temps de contacter ses sources. Si elle va jusqu’au bout de son projet de transfert (pour Hodges, c’est encore le meilleur signe que tout ça est peut-être bien réel), il trouvera quelqu’un d’autre pour le renseigner un peu. Certaines infirmières sont des fumeuses invétérées, en dépit de tout ce qu’elles savent de cette funeste habitude, et celles-là sont toujours contentes d’empocher un peu d’argent pour les clopes.

Hodges se dirige d’une démarche nonchalante vers la chambre 217, conscient que son cœur bat plus vite et plus fort que la normale. Encore un signe qu’il a commencé à prendre tout ça au sérieux. L’article dans le journal du matin l’a secoué, et pas qu’un peu.

Il rencontre Bibli Al en chemin, qui pousse son petit chariot, et lui lance son salut habituel :

« Salut, Al, comment ça va aujourd’hui ? »

Al ne répond pas tout de suite. Il a même pas l’air de le voir. Les cernes style coquards qu’il a sous les yeux sont plus marqués que jamais et ses cheveux — d’ordinaire soigneusement peignés — sont en bataille. Et aussi, son foutu badge est à l’envers. Hodges se demande une nouvelle fois si Al est pas en train de perdre le nord.

« Tout va bien, Al ?

— Oui, oui, répond Al d’un ton absent. Jamais aussi bien que ce qu’on voit pas, hein ? »

Hodges ne voit absolument pas quoi répondre à pareille absurdité, et avant que quelque chose ait pu lui venir à l’esprit, Al a déjà passé son chemin. Hodges, perplexe, le regarde s’éloigner, avant d’en faire de même.

Brady est assis à sa place habituelle près de la fenêtre, vêtu de sa tenue habituelle : jean et chemise à carreaux. On lui a coupé les cheveux. Mal. Quelqu’un a vraiment salopé le boulot. Hodges doute que son p’tit gars en ait quelque chose à faire. C’est pas comme s’il devait sortir ce soir pour aller danser.

« Salut, Brady. Ça fait une baille, comme disait l’aumônier de marine à la Mère Supérieure. »

Brady continue à regarder par la fenêtre et les mêmes sempiternelles questions font la ronde dans la tête de Hodges. Brady voit-il quelque chose là-dehors ? Sait-il qu’il a de la compagnie ? Et dans ce cas, sait-il qu’il s’agit de Hodges ? A-t-il seulement des pensées ? Parfois, il pense — suffisamment, en tout cas, pour prononcer quelques phrases simples —, et en salle de kiné, il est capable de traîner les pieds sur les vingt mètres environ de Torture Avenue, comme l’appellent les patients. Et après ? Ça veut dire quoi ? Les poissons peuvent bien nager dans l’aquarium, ça veut pas dire qu’ils pensent.

Hodges se dit : Jamais aussi bien que ce qu’on voit pas.

Et ça aussi, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire… ?

Il soulève la photo encadrée de Brady et sa mère enlacés, souriant à pleines dents. Si ce salopard a jamais aimé quelqu’un, c’était sa chère vieille maman. Hodges guette sa réaction au fait que son visiteur tripote la photo de Deborah Ann. Pas de réaction apparemment.