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Pas la peine. Curtis était toujours debout dans le coin des distributeurs, sous un avant-toit en bois et un écriteau rustique indiquant OASIS ROUTIÈRE. Il avait un sachet de crackers au beurre de cacahuètes à la main.

« T’as entendu ça ? » demanda-t-il à Morris. Puis, voyant le flingue, sur un ton honnêtement incrédule : « C’est pour quoi ?

— Pour toi », répondit Morris, et il lui tira une balle dans la poitrine.

Curtis s’effondra, mais — ce fut un choc pour Morris — il n’était pas mort. Il ne semblait même pas près de mourir. Il se tortillait sur le bitume. Une feuille morte lui tourbillonna devant le nez. Du sang commençait à se répandre sous lui. Il avait toujours la main refermée sur ses crackers. Il leva la tête, ses cheveux noirs et gras lui tombant dans les yeux. Derrière le rideau d’arbres, un camion passa sur la Route 92, vrombissant vers l’est.

Morris ne voulait pas tirer une deuxième fois sur Curtis : dehors, une détonation ne rendrait pas le même son creux, et puis un véhicule pouvait arriver d’un moment à l’autre.

« Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait, dit-il, et il posa un genou à terre.

— Tu m’as tiré dessus, dit Curtis, le souffle court, stupéfait. Putain, Morrie, tu m’as tiré dessus ! »

Pensant à quel point il détestait ce surnom — il l’avait détesté toute sa vie : même ses profs, qui auraient dû être plus avisés, s’étaient permis de l’appeler Morrie —, il retourna le revolver et se mit à frapper le crâne de Curtis avec la crosse. Trois coups violents accomplirent bien peu. C’était qu’un .38 après tout, et pas assez lourd pour causer plus que des dégâts mineurs. Du sang commençait à couler du cuir chevelu de Curtis et le long de ses joues mal rasées. Il gémissait en levant vers Morris un regard bleu fixe et désespéré. Il agita faiblement une main.

« Arrête, Morrie ! Arrête, ça fait mal  ! » Merde. Merde, merde, merde.

Morris rangea le revolver dans sa poche. La crosse était gluante de sang et de cheveux à présent. Il retourna à la Biscayne en s’essuyant la main sur sa veste. Il ouvrit la portière côté passager, vit que la clé manquait sur le contact et murmura un putain dans sa barbe. Le murmura comme une prière.

Sur la 92, deux voitures passèrent, puis une camionnette UPS marron.

Il trotta jusqu’aux toilettes pour hommes, poussa la porte, s’agenouilla et se mit à fouiller les poches de Freddy. Il trouva les clés de la voiture dans sa poche avant gauche. Il se releva et courut jusqu’aux distributeurs, certain que maintenant, une voiture ou un camion serait arrivé sur l’aire de repos ; la circulation devenait toujours plus dense, quelqu’un allait bien devoir s’arrêter pour pisser son café du matin, et alors il devrait tuer celui ou celle- aussi, et peut-être bien le suivant. L’image d’une guirlande de bonshommes en papier découpé lui vint à l’esprit.

Mais non, personne pour le moment.

Il monta dans la Biscayne, achetée en toute légalité mais portant maintenant des plaques volées immatriculées dans le Maine. Curtis Roger se contorsionnait lentement le long du trottoir en ciment menant aux toilettes, tirant avec les mains et poussant faiblement avec les pieds, laissant derrière lui une traînée de sang, tel un escargot une traînée de bave. Il était impossible d’en être vraiment sûr mais Morris pensa qu’il était peut-être bien en train d’essayer de rejoindre le téléphone payant fixé au mur entre les toilettes pour femmes et les toilettes pour hommes.

C’était pas comme ça que ça devait se passer, se dit-il en démarrant. C’était de l’improvisation stupide et il allait sûrement se faire prendre. Il repensa à ce que Rothstein lui avait dit à la fin. Vous avez quel âge d’abord, vingt-deux ans ? Vingt-trois ans ? Qu’est-ce que vous connaissez à la vie, sans parler de la littérature ?

« Ce que je sais, c’est que je suis pas un vendu, dit-il. Ça, je le sais. »

Il mit la Biscayne en marche avant et roula lentement vers l’homme qui se tortillait comme une anguille sur le trottoir en ciment. Il voulait foutre le camp d’ici, son cerveau lui hurlait de foutre le camp d’ici, mais il devait s’appliquer, pas faire plus de gâchis que le strict nécessaire.

Curtis se retourna pour regarder, les yeux immenses et horrifiés derrière la jungle de ses cheveux sales. Il leva une main dans une faible tentative pour dire stop, puis Morris cessa de le voir car le capot était entre eux. Il braqua prudemment et continua de rouler lentement. L’avant de la voiture monta dans une secousse le bord du trottoir. Le sapin désodorisant accroché au rétroviseur se balança et tressauta.

Rien… toujours rien… et puis la voiture franchit un autre obstacle. Il y eut un pop assourdi, le bruit d’une petite citrouille éclatant au micro-ondes.

Morris donna un coup de volant vers la gauche et il y eut une autre secousse alors que la Biscayne redescendait du trottoir et revenait sur le parking. Il regarda dans le rétroviseur et vit que la tête de Curtis avait disparu.

Enfin, non. Pas vraiment. Elle était toujours là, mais tout aplatie. Réduite en bouillie. Pas de talent gâché dans ce carnage-, pensa Morrie.

Il roula vers la sortie et, après s’être assuré que la voie était libre, il accéléra. Il faudrait qu’il s’arrête pour examiner l’avant de la voiture, surtout le pneu qui avait écrasé la tête de Curtis, mais il voulait d’abord s’éloigner d’une bonne trentaine de kilomètres. Au moins trente.

« Je vois un lavage auto dans un futur proche », dit-il.

Il trouva ça drôle, incommensurablement drôle (et voilà bien un mot que ni Freddy ni Curtis n’auraient compris), et il rit longtemps et fort. Il s’en tint exactement à la vitesse limitée. Il regarda les kilomètres tourner au compteur mais même à quatre-vingts à l’heure, chaque tour semblait prendre cinq minutes. Il était sûr que le pneu avait laissé une trace de sang sur la bretelle de sortie, mais elle devait avoir disparu à présent. Depuis longtemps. Quand bien même, il était temps de rejoindre les routes secondaires, peut-être même les chemins de campagne. Le truc intelligent serait de s’arrêter et de jeter tous les carnets — le fric aussi — dans les bois. Mais ça, il le ferait pas. Non, jamais il ferait ça.

Cinquante pour cent de chances de s’en tirer, se dit-il. Peut-être plus. Après tout, personne a vu la voiture. Ni dans le New Hampshire, ni sur l’aire de repos.

Il s’arrêta sur le parking latéral d’un restaurant abandonné et inspecta la calandre de la Biscayne et le pneu droit. Ça allait plutôt dans l’ensemble, mais il y avait un peu de sang sur le pare-chocs. Il arracha une poignée d’herbe et l’essuya. Il remonta en voiture et continua vers l’ouest. Il s’attendait à tomber sur des barrages de police, mais rien.

Passé la frontière avec la Pennsylvanie, à Gowanda, il trouva une station de lavage automatique à pièces. Les brosses brossèrent, les jets rincèrent, et la voiture ressortit propre comme un sou neuf — dessus comme dessous.