— De qui tenez-vous ces nouvelles ? Je ne savais pas qu'en Bourgogne ou à Paris l'on s'occupait si activement de la Cour du roi Charles.
— Mon Dieu si !... Quand l'union est de cette importance. Elle intéresse toute la noblesse quand deux familles aussi anciennes et aussi fameuses s'allient. Par ailleurs, je tiens la nouvelle de notre bailli d'Amiens, Louis de Scorailles qui est parent des Montsalvy. Le mariage était prévu pour la Noël...
comme fut le nôtre. Mais l'impatience des fiancés ne leur permet pas d'attendre jusque-là. Les noces doivent avoir lieu à Bourges d'ici un mois...
Voilà, je pense, de bonnes nouvelles aussi bien pour vous que pour moi.
Quand on a de l'amitié pour quelqu'un... comme vous pour le jeune Montsalvy, on est toujours heureux de partager son bonheur. Pour moi, la nouvelle est bonne aussi, bien entendu, car elle me rassure... tout en me faisant sentir combien j'ai été injuste envers vous. M'avez-vous pardonné ?
Il se rapprochait de sa femme et prenait sa main dans les siennes en se penchant pour scruter son visage. Catherine força ses lèvres à un pâle sourire.
— Bien sûr... je vous ai pardonné. N'en ayez pas souci. Et je vous remercie également pour toutes ces merveilles.
— J'ai pensé, fit Garin en posant un baiser léger sur la main froide qu'il tenait, que vous auriez besoin de nouvelles toilettes pour les noces qui se préparent. Faites-vous belle... très belle ! Je suis fier lorsque l'on vous admire.
Les compliments étaient rares, venant de Garin. Catherine s'obligea à un nouveau sourire. Elle avait la mort dans l'âme, mais l'orgueil la soutenait.
Pour rien au monde elle ne voulait que Garin sentît son désespoir. Peut-être parce qu'elle avait cru saisir, dans l'acuité de son regard posé sur son visage, qu'il espérait une réaction de désespoir... Pour se donner une contenance, elle se mit à examiner les dentelles qu'il avait apportées. Cela lui permettait de garder les yeux baissés. Ses yeux où elle sentait monter des larmes.
Catherine entendit Garin soupirer. Il s'éloigna vers la porte mais, avant de la franchir, se retourna et dit doucement :
J'oubliais : Monseigneur le Duc vous fait l'honneur de se souvenir de vous avec bonté. Il m'a chargé de vous dire qu'il serait heureux de vous rencontrer prochainement...
Ce que sous entendaient les paroles de Garin vint à bout de la résistance de Catherine. On ne pouvait lui faire sentir plus clairement sa lamentable condition de marchandise humaine. Qu'était-elle, simple fille de la roture, auprès d'une Isabelle de Séverac ? On pouvait marchander sa vie, faire commerce de son corps et sa pudeur... Quelle honte, quelle indignité !
Comment deux hommes pouvaient-ils agir ainsi envers une femme innocente ?
Elle tourna vers Garin un visage blanc de colère, des yeux étincelants :
— Je ne rencontrerai pas le duc, gronda-t-elle d'une voix basse et rauque.
Vous et votre maître pouvez, dès maintenant, faire votre deuil des jolis projets que vous avez échafaudés. Libre à vous de n'être qu'un mari postiche, libre à vous de vous déshonorer et de vous couvrir de ridicule, mais moi qui ne suis pas noble, moi qui ne suis qu'une petite bourgeoise sans importance, je vous défends de trafiquer de moi comme d'une marchandise !...
Brusquement, des larmes jaillirent de ses yeux, inondèrent son visage, mais sa fureur ne s'en calmait pas pour autant. Saisissant à pleins bras quelques-uns des tissus jetés autour d'elle, elle les lança à terre et les piétina rageusement.
— Voilà ce que je fais de vos présents ! Je n'ai pas besoin de tissus, pas besoin de robes que je ne porterai pas. On ne me verra plus à la Cour... plus jamais !
Rigide, glacial, Garin assistait sans broncher à l'explosion de colère de Catherine. Il se contenta de hausser les épaules.
Nul ne choisit son destin, ma chère... et le vôtre, à mon sens, n'est pas si misérable que vous voulez bien le dire.
— C'est votre avis, pas le mien... De quel droit m'avez-vous été tout ce qui fait le bonheur, la vie réelle d'une femme : l'amour, les enfants...
— Le duc vous offre l'amour...
— Un amour adultère que je refuse. Je ne l'aime pas, moi, et il ne m'aura pas. Quant à vous... allez- vous-en !... sortez d'ici ! Vous voyez bien que je ne veux plus supporter même votre vue ? Mais allez- vous-en donc ?
Garin ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la referma aussitôt et, avec un nouveau haussement d'épaules, sortit de la pièce dont il ferma la porte derrière lui. Alors, comme si elle n'avait attendu que ce départ pour s'abandonner à son désespoir, Catherine s'abattit à plat ventre sur son lit et se mit à sangloter éperdument. La cascade de dentelles se décrocha du baldaquin et retomba sur elle, l'ensevelissant sous un flot de mousse...
Cette fois, tout était bien fini, plus rien n'avait de sens dans cette vie stupide qu'on lui avait créée ! Arnaud marié... Arnaud perdu pour elle à tout jamais puisqu'il en aimait une autre, une autre qui était jeune, belle, digne de lui, une autre qu'il pouvait estimer, dont il serait fier d'avoir des enfants, alors qu'il n'aurait jamais que mépris pour la fille des Legoix, la femme de l'argentier parvenu et complaisant, la créature qu'il avait trouvée dans le lit même de Philippe ! Catherine se sentait abominablement seule. Elle était abandonnée au milieu d'un désert sans route tracée et sans étoiles, ne sachant plus de quel côté était le salut. Il ne lui restait plus rien... pas même l'épaule de Sara pour y cacher sa tête. Sara qui, comme tous les autres, l'avait délaissée, dédaignée, comme l'avaient dédaignée Arnaud et Garin, comme la délaisserait et l'abandonnerait Philippe lorsqu'il aurait assouvi le désir qu'il avait d'elle.
Les sanglots nerveux déchiraient sa poitrine en passant Les larmes brûlaient tellement ses yeux qu'elle ne voyait plus clair... Elle se redressa légèrement, se trouva prise sous le réseau de dentelles et les empoigna à deux mains pour les déchirer. Puis elle se leva. La chambre parut tournoyer autour d'elle. Elle s'agrippa à une colonne du lit. C'était comme le jour où, chez l'oncle Mathieu, elle avait bu trop de vin doux. Elle avait été affreusement malade, alors, mais, sur le moment, le vin doux l'avait rendue gaie, tandis que, maintenant, elle était ivre de désespoir et de douleur... En face d'elle, sur un dressoir, il y avait un coffret en forme de châsse garnie d'émaux bleus et verts. Les mains tendues, elle se lança vers ce coffret comme vers un secours, le prit sur son cœur et se laissa tomber à terre. Dans sa poitrine son cœur battait à se rompre. Ce dernier mouvement qu'elle avait fait avait achevé d'épuiser ses forces. Elle ouvrit le coffret, en tira un petit flacon de cristal enfermé dans un étui d'or...
Ce poison, Abou-al-Khayr le lui avait donné quand il était arrivé chez elle, comme un précieux trésor.
— Il tue instantanément, sans aucune douleur, lui avait-il dit. C'est mon chef-d'œuvre et je tiens à t'en offrir car, dans ces temps terribles où vit l'Occident, toute femme devrait avoir le moyen d'échapper à un sort effrayant qui, à tout instant, peut s'abattre sur elle. Si j'avais une épouse chérie, je lui aurais offert le flacon comme je te l'offre à toi... qui es chère à mon cœur.
C'était la première et la seule fois que le petit médecin avait fait allusion à ses sentiments pour elle et Catherine en avait été touchée. Fière aussi, car elle connaissait les préventions qu'il nourrissait contre les femmes.
Aujourd'hui, grâce à l'amitié du médecin maure, elle tenait le moyen d'échapper à un sort dont elle ne voulait plus, à un avenir qui ne l'intéressait pas. Elle tira le flacon de sa gaine d'or. Le liquide qu'il contenait était incolore, transparent comme de l'eau pure. Rapidement, la jeune femme se signa. Son regard alla chercher, au mur, le grand crucifix d'ivoire accroché entre les deux fenêtres.
— Pardonnez-moi, mon Dieu... murmura-t-elle.
Puis, elle leva la main pour porter le flacon à ses
lèvres. Dans un instant tout serait fini. Ses yeux seraient clos, sa mémoire éteinte et son cœur douloureux aurait cessé de battre.