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Et il tourna. S’affaissa, comme s’il pressentait cela depuis le début, s’y attendait depuis toujours, et tourna.

Le chemin de terre était à peine visible. Il fallait vraiment savoir qu’il était là. Mais je savais. J’étais déjà venu. Le chemin s’étirait sur près de quatre kilomètres, ponctués par trois séries de zigzag, passait au milieu des herbes hautes et des arbres, longeait un petit canal, traversait un marécage pour aboutir enfin dans une clairière.

Cinquante ans auparavant, quelqu’un y avait construit une maison. Elle était encore plus ou moins debout. Plutôt vaste, pour ce que c’était. Trois pièces, la moitié du toit toujours en place, le tout laissé complètement à l’abandon depuis des années.

Hormis le vieux potager au fond du jardin. On voyait bien que la terre avait été creusée assez récemment.

« Arrêtez-vous », dis-je comme les phares balayaient la maison délabrée.

Le père Donovan fit une embardée puis obéit. La peur cimentait son corps, à présent ; ses membres et ses pensées étaient devenus rigides.

« Coupez le moteur », ordonnai-je.

Il obtempéra.

Ce fut le calme, soudain.

Une bestiole invisible bruissa dans un arbre. Le vent fit crisser l’herbe. Puis le calme à nouveau, un silence si profond qu’il engloutit presque le tumulte de la musique nocturne qui se déchaînait au plus secret de moi-même.

« Sortez. »

Le père Donovan ne bougea pas. Ses yeux fixaient le jardin potager.

On apercevait des petits monticules. La terre amoncelée paraissait très sombre sous le clair de lune. Elle devait paraître plus sombre encore au père Donovan. Il ne bougeait toujours pas.

Je tirai fort sur le nœud, plus fort qu’il ne s’imaginait pouvoir le supporter, plus fort qu’il ne pensait devoir l’endurer. Son dos s’arqua contre le siège, les veines saillirent sur son front, et il crut qu’il était sur le point de mourir.

Mais non. Pas encore. Pas avant un moment, d’ailleurs.

J’ouvris la portière d’un coup de pied et le traînai derrière moi, pour qu’il sente bien ma force. Il s’écroula sur le sol sablonneux, où il se tortilla comme un serpent blessé. Le Passager Noir s’esclaffa – il jubilait – et je jouai mon rôle. Je posai un pied sur la poitrine du prêtre tout en continuant à serrer le nœud.

« Vous devez m’écouter et m’obéir, lui expliquai-je. C’est impératif. » Je me penchai et desserrai doucement le nœud. « Il faut que vous sachiez. C’est important. »

Et il saisit. Ses yeux, vibrant sous l’afflux du sang et de la douleur, laissant s’écouler des larmes sur son visage, croisèrent les miens et, dans un sursaut de compréhension, il devina tout ce qui allait se produire. Il vit. Et il sut à quel point il importait qu’il fasse tout comme il faut. Il commença à savoir.

« Levez-vous, maintenant. »

Lentement, très lentement, ses yeux toujours rivés aux miens, le père Donovan se leva. Nous demeurâmes ainsi longtemps, regards enlacés, une seule personne désormais et un seul besoin, puis il frémit. Il porta une main à son visage et à mi-parcours la laissa retomber.

« Dans la maison », dis-je, la voix très douce.

Dans la maison, où tout était prêt.

Le père Donovan baissa les yeux. Il les releva vers moi mais il ne pouvait plus soutenir mon regard. Il se tourna vers la maison puis s’immobilisa lorsqu’il aperçut de nouveau les petits tas de terre sombres dans le jardin. Il aurait voulu me regarder encore, mais il ne pouvait pas, pas après avoir revu ces monticules sombres éclairés par la lune.

Il se dirigea vers la maison, au bout de sa laisse. Il avançait docilement, tête baissée – une victime très obéissante. Monta les cinq marches vétustes, traversa le porche étroit jusqu’à la porte d’entrée, restée entrebâillée. Là, il s’arrêta. Il ne leva pas les yeux. Il ne me regarda pas.

« Entrez » dis-je, de ma douce voix autoritaire. Il frémit. « Entrez, maintenant », répétai-je.

Mais il ne pouvait pas.

Je me penchai en avant et poussai la porte. Puis poussai le prêtre du pied pour le faire avancer. Il trébucha, se redressa et se retrouva à l’intérieur, fermant les yeux de toutes ses forces.

Je repoussai la porte. J’avais laissé une lampe électrique posée sur le sol dans l’entrée ; je l’allumai.

« Regardez », chuchotai-je.

Le père Donovan, lentement, prudemment, ouvrit un œil. Il se figea.

Le temps s’arrêta pour le père Donovan. « Non, fit-il.

— Oui, dis-je.

— Oh, non ! reprit-il.

— Oh, oui ! » Il hurla.

« Noooon ! »

Je tirai d’un coup sur le nœud. Son cri cessa net et il tomba à genoux. Il eut un bref sanglot rauque et se couvrit la face.

« Oui, dis-je. C’est une vraie horreur, n’est-ce pas ? »

Il se servit de tout son visage pour fermer les yeux. Il ne pouvait pas regarder, pas maintenant, pas comme ça. Je ne lui en voulais pas, au fond : c’était une véritable horreur. J’étais ennuyé de savoir ça là depuis que j’avais tout installé pour lui. Mais il fallait qu’il voie. Il le fallait. Pas seulement pour moi. Pas seulement pour le Passager Noir. Pour lui-même. Il le fallait absolument. Et il ne regardait pas.

« Ouvrez les yeux, père Donovan, ordonnai-je.

— Je vous en prie », dit-il, d’une misérable petite voix geignarde.

Cela m’énerva terriblement. Ça n’aurait pas dû, étant donné mon parfait sang-froid, mais cela me tapa sur les nerfs, qu’il geigne face à cette horreur sur le sol, et je l’envoyai à terre d’un coup dans les jambes. Je tirai fort sur le nœud et attrapai sa nuque de la main droite, puis j’écrasai son visage contre les lattes du plancher gauchies et crasseuses. Il y eut un peu de sang, ce qui me mit encore plus hors de moi.

« Ouvrez-les, répétai-je. Ouvrez les yeux. Ouvrez-les maintenant ! Regardez. » Et je tirai sa tête en arrière par les cheveux. « Obéissez. Regardez. Ou je vous arrache les paupières. »

Je fus très persuasif. Et il obéit donc. Il finit par obéir. Il regarda.

Je m’étais donné beaucoup de mal pour que ce soit comme il faut, mais on est obligé de se débrouiller avec ce qu’on a. Je n’aurais rien pu faire s’ils ne s’étaient trouvés là suffisamment longtemps pour que tout ait séché, mais ils étaient si sales avec cette terre… J’avais réussi à enlever le plus gros, mais certains des corps étaient dans le jardin depuis si longtemps qu’on ne savait plus où commençait la terre, où finissait le corps. On n’avait jamais su, à bien y réfléchir. Si sales… si sales…

Il y en avait sept, sept petits corps, sept petits orphelins extra-sales disposés sur des rideaux de douche en plastique – qui sont plus propres et qui ne laissent rien filtrer. Sept lignes droites toutes pointées vers l’autre bout de la pièce.

Braquées sur le père Donovan. Et il comprit.

Il allait les rejoindre.

« Je vous salue, Marie, pleine de grâce… » commença-t-il à réciter.

Je tirai violemment sur le nœud.

« Pas de ça, mon père. Pas maintenant. Maintenant c’est la vérité ici-bas.

— Je vous en prie, dit-il en suffoquant.

— Oui, suppliez-moi. C’est bien, ça. Beaucoup mieux, dis-je en tirant à nouveau sur le nœud. Vous croyez que le compte y est ? Sept corps… Est-ce qu’ils ont supplié, eux ? » Il ne dit pas un mot. « Vous croyez que le compte est bon ? Sept seulement ? Est-ce qu’ils sont tous là ?

— Oh, mon Dieu, implora-t-il, le souffle rauque, dans une souffrance qui faisait plaisir à entendre.

— Et si on parlait des autres villes, mon père ? Si on parlait de Fayetteville ? Souhaitez-vous qu’on parle de Fayetteville ? » Il étouffa juste un sanglot, ne prononça pas un mot. « Et si on parlait d’East Orange ? Trois là-bas ? Ou y en a-t-il un qui m’a échappé ? C’est si dur de savoir. Quatre à East Orange, mon père ? »