Jérémie se lève, s'étire.
— J'ai faim, soupire-t-il.
Son implicite requête me laisse froid comme les testicules d'un gazier apprenant à faire du patin à glace.
Soudain, un courant électrique prend possession de mon individu et croît en intensité.
M'approche de la forte lourde pour visionner les serrures. Elles ne sont que deux, mais coriaces. Les Angliches, faut le reconnaître, fabriquent toujours des produits de haute qualité.
Devant ces morceaux d'anthologie, mon brave sésame s'essouffle. En fin de compte, il triomphe parce que ces fermetures n'ont pas été actionnées à plusieurs tours.
Le battant s'écarte et nous pénétrons dans le P.C.
9
L'odeur, avant tout. Acre et sauvage, avec quelque chose de douceâtre cependant, celle du sang frais et de la mort qui s'installe.
Combien de fois l'ai-je respirée, au cours de ma putain de carrière ?
On se regarde d'un air entendu, le Négusman et Bibi. Nous avons pigé : y a eu du grabuge dans Sloane Street.
Tout est silencieux. Le hall d'entrée est aussi désert que le bénoche d'un membre de l'Institut.
Notre état-major clandestin comprend : un bureau meublé d'un énorme coffre-fort et d'appareils en majorité électroniques, une salle de conférences avec l'incontournable table ovale, un confortable salon aux fauteuils club (profonds comme mes recueils de réflexions) et équipé d'un bar recelant du whisky Lock Dhu[18], et enfin une kitchenette tout juste bonne à confectionner des toasts au caviar.
C'est dans la salle des réunions que ÇA se trouve. Et c'est pas beau ! Voire épouvantable.
Je te narre par le menu.
Des gens ont poussé la table contre le mur du fond, histoire de dégager le centre de la pièce. Pourquoi, François ? Tout bonnement afin qu'on puisse accéder à l'énorme lustre hollandais.
Parlons de ce dernier ! Il est pourvu d'étranges pendeloques puisque trois hommes y sont attachés par les chevilles, la tête en bas. Il s'agit de mes partenaires allemand et anglais, avec Magnol, la troisième recrue de mon Commando spécial.
Sombre découverte !
Leurs mains sont liées dans le dos. Leurs vêtements lacérés ressemblent aux pétales d'énormes fleurs fanées.
Lorsqu'ils ont été dénudés de l'hémisphère sud, on leur a ouvert le ventre à l'aide d'une lame prodigieusement affûtée. La masse des viscères abdominaux grouille sur le tapis tels d'ignobles reptiles. Le raisin coule encore de ces blessures démoniaques[19].
Dans des books moins bien entretenus que les miens, certains auteurs te balancent le cliché sur « la mare de sang ». Ici, ils devraient passer la vitesse supérieure et parler de « lac de sang ». Tu connais celui d'Annecy ? Idem, en moins romantique. La femme de ménage qui s'appuiera la remise en état de la pièce méritera une belle prime.
Le Noirpiot détale pour aller gerber dans les lavatories, lui qui prétendait mourir de faim un instant plus tôt !
Je me tiens prudemment à distance du carnage. Pas la peine de foutre mes escarpins italoches dans l'odieuse confiture ! Je ne parviens pas à m'arracher à cette scène de cauchemar.
« Il faut raison garder ! » m'exhorté-je. Tiens, l'expression commence à faire long feu chez les politicards. Va bien se pointer un autre lavedu avec une formule nouvelle à mettre sur orbite. Temps à autre, t'as un nélu qui accouche d'une phrase fourrée Gambetta-Clemenceau-Lanturlu. Aussitôt toute la coterie s'en empare pour des effets de glotte.
Pardonne-leur, Seigneur : ils n'ont qu'une vie à vivre, sont stupides mais pas méchants. Trop de banquets, de discours oiseux, de léchages autour d'eux : bite, anus, entre-doigts-de-pieds ! Ah ! que la France est belle, et comme on est fier d'être ses enfants ! Enfants de Pétain, de De Gaulle, de putes et de la patrie ! Tous réunis sur le parvis du Panthéon. Aux grands cons, la Nation reconnaissante. Tirer à vue ! La chasse d'eau, surtout !
Tu veux que je te fasse une confession ? Je ne lis plus les journaux, n'écoute pas la radio, ne regarde point la téloche ! Seule la terre m'importe. Avant d'aller y jouer la taupe hibernante, j'en admire le dessus féerique : l'eau et les plantes, une belle chatte et la prière ! Pour le reste, s'adresser au concierge ! Tu n'imagines pas à quel point je les sodomise profond et sincèrement ! A sec ! Je fais mieux que les enfiler : je les abrase ! Toute une trajectoire gadoueuse pour en arriver là !
Jérémie revient, couleur vert-de-gris.
— Le bout de la nuit ! balbutie-t-il.
— En effet, admets-je. Aujourd'hui, le fond de l'horreur est frais.
— Nous devrions jouer cassos, non ?
— Tu oublies que deux bonnes femmes nous ont vus bivouaquer devant la lourde ! Dans le signalement qu'elles fourniront, elles ne diront jamais que tu es norvégien !
Il me désigne un feuillet sur la table, accomplit un vaste détour pour l'aller chercher. Il s'agit d'un message composé classiquement au moyen de caractères découpés dans des baveux.
— Qui est Gaetano Listri ? questionne Blanc.
— Le quatrième membre de notre équipe : l'Italien.
Mon ami opine et me donne lecture du texte :
— Gaetano Litri noyé dans le Tibre.
C'est tout.
Mais c'est beaucoup.
Mon féal baisse la tête.
— Conclusion, tu restes l'unique survivant du quatuor ?
Sa voix est semblable à celle qu'ont les marées pour raconter leurs sinistres histoires, le soir, quand elles viennent vers nous[20].
Les exhalaisons de la mort violente nous chavirent.
— Retournons en France, fait mon pote, avant que ce massacre soit découvert, sinon les Rosbifs vont nous casser les roupettes jusqu'à plus soif. Tu les connais ? Plus charognards qu'eux, ça n'existe pas. On risquerait d'y laisser notre jeunesse, avec ces coriaces.
N'a pas tort, l'Ebèné. Franchement, je balance devant cette alternative. Et puis, la facilité l'emporte.
— D'accord, rentrons.
Une plombe et demie plus tard, nous prenons un Air France qui passait par Heathrow, au Terminal 2.
Bref voyage, mais rude journée !
Nous sommes tellement choqués parce que nous avons découvert à l'Etat-Major que nous n'en cassons pas une. Le spectacle monstrueux reste monté sur boucle dans notre ciboulot. Parfois l'un et l'autre avons un tressaillement nerveux. On a beau être aguerri, un tableau comme celui de London met du temps à s'estomper.
Alors que nous roulons en direction de la porte de Clignancourt, au milieu d'un océan de bagnoles, Jéjé questionne :
— Tu sais où tu vas ?
— Où irais-tu, toi, à ma place ? Si tu devines, je te paie un dîner mémorable à l'Ambroisie.
Il fait claquer ses doigts de jazzman.
— Attends, je gamberge un brin.
Mais sa réponse tombe promptement :
— Chez la mère de Magnol ?
— Gagné !
Dis, il est pas mou de la tiare, Zébulon. J'ai toujours cru en ses capacités flicardières.
— Qu'est-ce qui t'a mis sur la voie ?
— Pas dif' : il a été assassiné avec deux boss de votre P.C. Il se trouvait en leur compagnie parce qu'il détenait une info de première. Comme tu étais dans la liqueur d'oubli, il a jugé indispensable d'en faire part à tes partenaires, d'où son voyage en England.
— Bien gambergé pour un primate dont les ancêtres avaient un potiron rouge en guise de trou du cul !
Ma boutade ne l'amuse absolument pas. Il décide de me laisser aller seul chez la dame et rentrer at home se changer.
19
Seul de toute la littérature française, San-Antonio pouvait parler d'une « blessure démoniaque ».