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10

L'immeuble où créchait Magnol est situé rue de la Convention, dans le Quinzième.

Sa mother répond présent à mon coup de sonnette. Elle est infiniment moins âgée que sa voix ne le laissait supposer au bigophone. Soixante balais environ, mais elle souffre d'une maladie des ficelles vocales et parle comme si elle avait son bonnet de nuit dans le clapoir.

Femme très agréable au demeurant. En me découvrant sur son paillasson, tout son être irradie rose.

— Vous, monsieur San-Antonio ! s'exclame-t-elle avec une joyeuseté qui me mine.

Je souhaiterais montrer de l'entrain, mais sachant quel énorme chagrin la guette, j'ai l'âme crispée, kif le frifri d'une vierge le soir de ses noces[21]. Lui souris néanmoins.

Cette personne a conservé une taille d'ado et un visage bourré de charme jusqu'aux oreilles. C'est précisément dans cette région que les rides commencent à se grouper. Un léger fond de teint et il n'y paraîtrait plus. Ses yeux bleus sont vifs, sa bouche sensuelle et ses flotteurs terriblement tentants. En toute autre circonstance, tu sais que je lui ferais volontiers deux doigts de cour ? Trois même, au besoin !

J'ai toujours été branché par les dames automnales : elles m'excitent. Il y a dans leur être une sorte d'appel muet. Leur résignation n'est qu'apparente. Des incendies non circonscrits continuent de brandonner dans leur corps.

— Vous prendrez bien un verre de porto ? propose-t-elle.

— Avec plaisir.

Elle sort deux verres taillés d'un buffet. Je la regarde s'activer et mon cœur se serre. Les drames nous télescopent à l'improviste. A un moment où l'existence paraissait fonctionner normalement, sans bruits inquiétants, sans trépidations.

J'hésite. Peut-être devrais-je la préparer doucement, lui confier que j'ai des inquiétudes à propos de son garçon. D'un autre côté, je me dis qu'elle vit sans aucun doute ses ultimes instants relaxes. APRÈS, plus rien ne sera jamais pareil. Et si je lui apportais un peu de bonheur ?

Son porto n'est pas de la drouillasse d'épicier, mais un vrai vintage vieux de dix ans.

Lui en fais compliment.

— Vous souffrez d'une affection de la gorge ? lui demandé-je.

Elle hoche la tête.

— On m'a opérée, il y a dix ans.

Elle attend que je bonnisse l'objet de ma visite.

Une lampée et je plonge :

— Maurice est sur une enquête délicate, chère madame. Un gros ennui de santé, vous l'avez lu dans les journaux, m'a éloigné quelque temps de nos problèmes. Ne sachant où le joindre, j'ai pensé que j'obtiendrais vraisemblablement des indications à son domicile. Verriez-vous un inconvénient à ce que je jette un coup d'œil à sa chambre ?

— Pas le moins du monde.

Elle ajoute :

— Je suis inquiète car il ne m'a pas appelée depuis son départ.

— Vous savez, en Angleterre rien ne se passe comme ailleurs.

Je suis parvenu à prendre un ton léger qui la rassure momentanément. Elle se lève et me guide jusqu'à une porte peinte en imitation bois, bien qu'elle soit en bois !

La carrée de mon éphémère collaborateur n'est pas très vaste et me rappelle la mienne. Même lit de bois, haut sur pattes, même rideaux ajourés aux fenêtres, même fauteuil voltaire. Curieusement, c'est ici que la mort de Magnol me frappe de plein fouet. Je le connaissais superficiellement, mais il est évident que nous avions un tas de points communs.

Outre le lit cité plus haut, la chambre comprend une garde-robe et une petite table surchargée de choses hétéroclites : un énorme coquillage nacré, un plumier d'écolier, un sous-main râpé gonflé de paperasses, un cadre à pied recelant la photo de ses parents, plusieurs pipes dûment culottées sur un râtelier, un poignard africain servant de coupe-papier, le téléphone et un répertoire.

Mme Magnol s'est discrètement retirée, pas avoir l'air de surveiller mes fesses et gestes.

Pour commencer, j'examine la photo du couple qu'elle formait avec le père de Maurice. Le gazier ne semble pas avoir inventé l'insecticide à éléphants. Gueule morne, plis charognards aux lèvres. Le genre à cafter en classe et à scier les branches sur lesquelles se juchaient les copains. Est-il mort, ou vit-il sous d'autres cieux, avec une seconde dame ?

Par contre, quarante piges en arrière, sa première épouse était belle et fringante. Dans son regard brillait une flamme venue directo du réchaud. Et ses jambes, dis ! Faites pour la gambille. Ses hémisphères appelaient la main de l'homme, irrésistiblement. Elle me filerait le tricotin, sans charre !

Mais je ne suis pas ici pour m'abîmer dans des contemplations fuligineuses. J'ai école.

Exploration du sous-main. J'y débusque des paperasses sans importance : facture d'une bagnole achetée d'occase au garage Mercantyle, avenue de Sufresne (Lancia décapotable) ; une bafouille du Trésor rappelant au destinataire un arriéré de quatre mille six cent vingt francs à carmer avant le 25 de ce mois ; une lettre passionnée d'une certaine Yolande, expliquant combien elle a apprécié le pouce qu'il lui carré dans l'œil de bronze en cours de minette ; une carte postale en provenance de Côte-d'Ivoire signée illisible ; et enfin une invitation aux fêtes célébrant la Libération de Fouzy-Tondouha.

Indécouragé, j'empare le répertoire bigophonique. Il est peu achalandé. Ne fréquentait pas grand monde, Magnol. J'y relève mes coordonnées, celles de Franck Blando et de Lucien Handermic. Il contient aussi les noms d'un médecin, d'un dentiste, d'un labo d'analyses, de deux garagistes, de seize restaurants, de deux pompeuses de dards, d'un marchand de vin, d'un club de boxe, plus des blases inconnus de moi. Rien à glander de cet opuscule car tout ce qui s'y trouve consigné a été écrit depuis un certain temps, la pâleur de l'encre en fait foi.

Ces déconvenues successives pourraient me plonger dans le désenchantement ; mais, curieusement, elles ne font qu'attiser ma conviction secrète. Je te l'ai moult fois rabâché : ce qui différencie un flic d'un con courant, c'est l'instinct. Nous détenons le flair et lui obéissons spontanément.

Ainsi, à partir de l'instant où je me suis assis à cette table, j'ai SENTI qu'elle supportait « quelque chose » de déterminant pour ma pomme. En vertu de quoi, cherche, mon Sana ! Ta queue remue, c'est bon signe !

Le moment est venu de t'octroyer un temps mort, fiston. Tu viens de subir une grosse épreuve physique, s'agit de ne pas bousculer tes méninges, tu dois les laisser dériver à leur guise, comme disait le duc du même nom.

Je saisis la coquille, si décorative ; la nature fait bien les choses : ses formes et ses couleurs aboutissent à la plus réussie des œuvres d'art. Elle est de la taille d'une noix de coco (le dessert préféré de mes amis communistes). Je t'ai déjà mentionné sa teinte nacrée, j'ajoute ses reflets blonds, ses volutes s'assombrissant jusqu'à prendre un ton abricot.

Et brusquement, tu sais quoi, Dubois ?

J'actionne la lampe de bureau et entreprends de « mirer » le coquillage, comme une fermière les œufs qu'elle va mettre à couver.

Je suis si confiant que je n'éprouve pas la moindre surprise en découvrant, logé dans l'ultime arabesque, un petit objet compact et sombre.

Duraille de le récupérer. Pour y parvenir, j'emprunte la tige de métal tendant les rideaux de la fenêtre. Tords l'une de ses extrémités afin de la transformer en crochet pour touiller le fond de la corne d'abondance.

Après de nombreuses tentatives, je finis par ramener une pochette de carton composant le cadre provisoire d'une photo d'identité. Celle d'un homme d'une trente-cinquaine d'années, blond avec une moustache noire donnant à croire qu'il se teint, soit les tifs, soit les baffies. Sur l'étui sont imprimés le nom et l'adresse du photographe : « Studio Octave Dodièse, 18 rue Saint-Antoine. Paris ».

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21

Métaphore obsolète de nos jours.

Marthe Richard (Prix Nobel de l'Happé).