Alors, mettons que je n’ai rien dit.
— Si j’irais chercher à boire ? propose Béru. Vous vous feriez pas un petit coup de gazifié, à c’t’ heure ? Telle que je connais déjà cette crèche, je me fais couper les burnes si y’aurait pas une rouille de Dom Pérignon au frigo.
Et, sans attendre notre assentiment, il s’en va.
— Venez, Cricri…
— Où ça ?
— Dans la chambre de votre femme. Allons, suivez-moi, vous n’allez pas finir la nuit dans ce couloir ? Nous allons boire un verre, en effet, et puis essayer de pioncer quelques heures.
Le téléphone retentit.
Christian pousse un cri et se dresse en haletant sur la couche vaporeuse de son absente épouse.
Bérurier ronfle en trombe. Vite et fort, comme pour rattraper le temps perdu.
J’abandonne mon fauteuil, et, à la faible lumière d’une petite loupiote d’à peine 25 bougies, je pars à la recherche du bignou. Je le découvre, sur la coiffeuse de Madame, derrière une caravane de flacons dont chacun représente au moins une année de salaire d’un ouvrier qualifié.
— J’écoute ?
— Je voudrais parler au com… Mais, c’est vous, patron ? réalise à retardement Mathias.
— Vas-y, Rouillé, je suis tout ouïe.
— J’ai pu arriver à joindre le directeur de…
— Bravo ! Aux faits !
— Un appareil a bien été commandé par Bordeaux, mais il n’est pas encore placé.
— Je m’en gaffais.
— Je me suis permis de pousser un peu plus loin l’enquête, à ce propos, bien que vous ne m’ayez pas donné d’instructions complémentaires. Je suppose que des gens se sont introduits chez votre gars sous prétexte d’y poser l’emmagasineur de communications ?
— En effet.
— Donc, ils ont dû se procurer un appareil, et aller le chercher eux-mêmes car il eût été dangereux pour leur sécurité de se le faire livrer.
— Tu es un grand chef, Mathias. Il ne te manque que des plumes.
— Effectivement, un appareil a été acquis et réglé cash par des acheteurs soi-disant suisses qui désiraient étudier son fonctionnement pour, toujours soi-disant, en équiper une chaîne de succursales. Le directeur ne les a pas reçus personnellement, mais il m’a donné le nom et l’adresse des gens de sa boîte qui ont traité avec ces fameux Suisses. Que dois-je faire ?
— Tu t’en doutes ?…
Il est tout pimpant, Mathias. Bien réveillé, éclatant comme sa chevelure.
— O.K., patron. Je pourrais peut-être me munir d’une thermos de café fort pour finir de les réveiller ?
Il rit en chant de coq, sur son tas de Claudette.
— Qui était-ce ? balbutie Bordeaux, faiblement.
— Un homme à moi, ne vous tourmentez pas.
V
HISTOIRE IMPENSABLE D’UN 2 JUIN
(suite)
Un soleil plein de rayons étincelle dans les vitres de la salle à manger.
Nous tortorons des rôties (comme on disait autrefois) faites avec du pain paysan que Bordeaux se fait expédier de Bretagne, en même temps que ses langoustes. Le Gravos fait un bruit de banquet de cultivateurs attaquant la bisque de homard. Il a les yeux rougis par le manque de dorme, et idem Christian dont la mine filerait la panique dans le pavillon de M. Soljénitsyne. Lui ne becte pas, se contentant d’écluser un café terriblement strong à petites gorgées salonardes.
Béru qui ne rechigne pas plus à baiser en marchant qu’à parler la bouche pleine, lui dit :
— Tu devrais bouffer, bonhomme, ça te remonterait.
C’est décidé : il tutoie notre vedette. Et cela s’opère avec un tel naturel que Bordeaux ne songe pas à s’en formaliser. Au contraire, j’ai l’impression que la familiarité de l’Ogre lui tient chaud à l’âme.
— Pas faim.
— Insiste !
— Peux pas !
Bérurier s’enfourne quatre cents gammes de pain recouverts de deux cents grammes de beurre des Charentes, sur quoi il a étalé trois cent vingt-cinq grammes de confiture d’orange (il prend des goûts britiches, au contact du beau monde) et en profite pour déclarer :
— Tu vois, Mec. J’ai l’impression que tu marches à côté de tes pompes. Ta vie, tu sais pas ? C’est comme un balai de chiotte que t’attraperais par le crin au lieu de l’empoigner par le manche. Tu pieuterais avec une solide gerce au soutien-gorge plein de viande, au lieu d’un pédoque déguisé ; tu te cognerais de l’Olida surchoix au déjeuner, arrosé d’un petit Sancerre ; tu marcherais de bonne heure, dans la camberousse avec un gros clébard corniaud sur les talons, la vie, tu la regarderais autrement. Tu ferais pas de rêves cons. Je parie que t’es seulement jamais été aux escargots ? Avoue ? Non, hein ? Merde, quel œuf ! Il a jamais allé aux escargots, ce nœud ! Y sait pas de quoi t’est-ce qu’y se prive. La manière, le long des chemins creux qu’on écarte les orties a’v’c un bâton, très tôt, quand c’est tout trempé de rosée ou par la flotte de la nuit. Les garguiches, tu les aperçois, les cornes dressées, bien pimpants dans leurs carrosseries sport ; durs comme des cailloux. Si t’en trouves un, cherche à côté, t’en trouveras taumatiquement un autre, car ils vont par deux, comme les gardiens de la paix.
La sonnerie du téléphone suspend son envol. Louisette va décrocher. Elle écoute…
— Monsieur Gold, annonce-t-elle.
L’artisse ne bronche pas. Il me file un regard (un seul puisque son autre zœil est au parking sous le pansement) de détresse.
— Je parie que ce sont eux.
— Quels z’eux ? demande Alexandre-Benoît.
— Mes tourmenteurs. Généralement, ils prétendent être mon producteur ou un metteur en scène…
— Gold, c’est votre produc ?
— Pour le film en cours, oui. Il s’agit de Goldenstein-Mayer-Lévy.
— Et tu chocotes de répondre ? s’étonne Patapouf.
— Chaque fois, quand ce rire effrayant retentit dans l’écouteur, j’ai un coup au cœur.
Je jette ma serviette sur la table.
— Vous permettez. Christian ?
J’empoigne le combiné.
— Allô ?
Une voix qui sait le russe mais qui parle le français avec l’accent yiddish m’éclate au détour du tympan.
— Allô, Grigri ? Ma qu’est-ce la mauvaise plésantérie ? Qu’on mé sort de le lit por mé dire vous l’êtes mort !
— Qui vous a téléphoné cette sotte nouvelle, monsieur Gold ?
Il enroue, le mec :
— Vous n’êté pas Grigri !
— Je vais vous le passer, auparavant, dites-moi qui vous a appelé.
— Est-ce qué jé lé save ? Un type l’a dit journalisse François…
— Quel François ?
— Mé qué vous dit François ? Je l’articule francès, non ? Fransoir ! vous l’êtes sourde ? Et d’abord, qui vous l’êtes ? Bébert ? Loudo ?
— Attendez, éludé-je… Cricri va vous prendre.
Le comédien vient au bigophone. Avant de lui passer le combiné, je murmure :
— Quelqu’un lui a dit que vous étiez mort. Prenez la chose en riant, racontez-lui que vous vous êtes seulement blessé en tombant dans votre escalier.
Notre « protégé » ( ?)[10] se lance dans des parlementeries à n’en plus finir. En apprenant qu’il est inapte à tourner ce jour, le produc pousse une bramante qui s’entend jusque dans les faubourgs de Vilna où il est né. Sur quoi, Bordeaux s’emballe à son tour, lui dit qu’il se fout des assurances, des contre-expertises, de la presse, du plan de travail, du fait que sa partenaire féminine ne sera plus libre dans trois jours et d’un tas d’autres machins dont la nomenclature deviendrait fastidieuse au bout d’une heure un quart. Puis raccroche brutalement.
10
Le point d’interrogation placé entre parenthèses, constitue l’abréviation de « Tu parles, Charles ».