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Je ponctue d’un haussement d’épaule désenchanté.

— Ce n’est pas trop grave, mon pauvre Patache, comparé aux prestations d’autres personnages qui sont ici…

Je promène un regard souverain sur l’auditoire.

Ils ressemblent tout à coup à des mannequins, mes convoqués de frais. Seules, leurs glottes font du yoyo. Toute leur personne devient aussi froide et rigide que la table de marbre sur laquelle j’ai déposé ma paire de coudes.

— Mais, poursuis-je, avec cette belle désinvolture que confère la supériorité, ne commençons pas par des détails. Déposons sur cette table les principaux éléments pour, ensuite, étudier leurs ramifications et incidences…

Des gonzmen en état de déglutition, noyés dans la crainte ou le besoin de savoir, tu peux digresser tout ton saoul, l’ami. Refiler les termes les plus inaptes, les plus ineptes, vendre des énormités qui feraient renauder un marchand de locomotives en gros ; bourrer la conversation à ta guise, de locutions idiotes de paille pas sèche ou de poils d’artichauts pubères ; ils sont conditionnés pour tout gober, tout digérer.

— Dans cette triste affaire, messieurs, qu’est le suicide quelque peu wagnérien (j’ai dit shakespearien un instant plus haut, mais qu’est-ce que ça peut foutre, y’a de la place pour tout le monde, non ?) de Christian Bordeaux, deux choses, si je puis dire, sont à considérer : son mariage et son infirmité. Cette dernière est effroyable : notre Cricri national était frappé d’impuissance. Et savez-vous pourquoi ? Parce que, depuis des années il avait des balles de ping-pong à la place des testicules.

Mouvement stupéfait de l’assemblée.

— Il ne s’agit pas d’une mauvaise boutade : il y a cinq ans, Bordeaux a eu un cancer des testicules et on fut contraint de lui en faire l’ablation. On peut considérer qu’à compter de cette horrible opération, sa vie fut pratiquement terminée. Certes, le fait d’être réduit à l’impuissance avait de quoi conduire à la neurasthénie l’homme le mieux trempé ; mais ce qui paracheva le cauchemar, ce fut que Cricri adorait son épouse. Oui, mes chers auditeurs, m’emporté-je à zitroner, il était fou de sa femme et, dès lors, son existence devint un enfer. Au début, Valérie se comporta assez courageusement, je pense, mais, la nature et la jeunesse reprenant leurs droits, elle tomba amoureuse d’un bel Américain qui effectuait son service militaire en Europe, je veux parler de Steve Fleep !

— Ooooh ! qu’ils exclament, ces gens-là rassemblés.

Je les contemple, intéressé par leurs frimes brandies à bout de cou, comme des têtes d’aristos à bout de piques place de la Concorde en période de Terreur.

— Liaison passionnée, poursuit l’étonnant Sana (plein d’aisance de térébenthine, qui lui donne un air détaché), puisque la belle Valérie décida de divorcer.

« Je vous passe, mademoiselle, monsieur le président, messieurs, le chagrin de Christian. Sa maladie connaissait une rémission, sa carrière s’affirmait de plus en plus, il était adulé, encensé, couvert d’or et d’honneurs. Oui, mais impuissant et privé de l’amour de sa vie. J’ignore ce que furent les déchirements de ce couple en perdition mais ce que je sais, ce que nous savons tous, c’est que Christian consentit au divorce et rendit sa liberté à sa femme. Valérie put se repaître de son Américain. Elle se trouva enceinte de ses œuvres, et ce fut le moment où le boomerang du destin revint en plein dans le cœur de la jeune femme. Son officier de rêve, père de l’enfant qu’elle portait, au lieu de l’épouser comme il eût été logique qu’il fît dans une Société que n’avait pas encore marquée Mme Weil, la plaqua du jour au lendemain, pour convoler avec une aimable petite Belge qui devait présenter d’autres attraits sans doute, et — pourquoi pas — ? être en possession de l’une des ultimes virginités de l’Europe septentrionale.

« Que fit Valérie ?

« Ce que font les automobilistes après une collision : elle se rendit chez le carrossier, à savoir, son ex-époux.

« Ah, certes, il y avait là une belle situation de bravoure à exploiter : l’ancien mari impuissant, donnant son nom à l’enfant qui ne pouvait être le sien. Magnanime, sublime… Mais à l’époque de Christian Bordeaux, on ne joue plus Pagnol qu’au concours du Conservatoire. Sans doute Cricri jugea-t-il qu’il ne pouvait, dans son cas, endosser une telle paternité. Pardonner, soit. Reconnaître le fruit de la trahison ? Jamais !

Un bruit de sanglot me la coupe. C’est la môme Louisette qui bascule dans le lacrymal. Elle peut plus se retenir. Et elle n’est pas seulâbre. Baderne-Baderne y va aussi de la larmouillette, tu parles. La Veillée des Chaumières, comment pourrait-il résister ? Bébert aussi chougne sur sa cravate violacée, mais calmement, en nain qui sait se faire tout petit dans les cas difficiles.

— Souhaitez-vous une interruption, mademoiselle, monsieur le président, messieurs ?

— Non, non, qu’ils répondent unanimement, qui en hoquetant, qui en secouant la tête.

De ce fait, je continue, dis, on va pas s’éterniser jusqu’à la Saint-Trouduc, avec ton train à prendre et la mousmé qui m’attend en se recoiffant la cressonnière. Une fin, c’est une fin, non ? Si tu traînes, elle en finit plus, ta fin, et alors on s’aperçoit la manière intégrale que t’es locdu, connard à cacater dans toutes les encoignures.

— Christian Bordeaux fit une proposition assez machiavélique à sa femme : celle-ci allait accoucher discrètement à l’étranger, de façon à ce qu’on ne la sût mère. Elle allait dégauchir un frometon pour reconnaître l’enfant, manière qu’il n’y eût pas d’équivoque jamais, entre eux, à ce sujet, et moyennant ces deux performances, il consentait à la répouser.

« Une femme déçue est capable de tout.

« Des pires cupidités. Même quand elle n’est pas déçue d’ailleurs.

« Valérie respecta le programme. Elle s’en fut faire son enfant dans une île enchanteresse appartenant à l’archipel où son club possède un camp. Ensuite elle se mit à la recherche d’un gentil papa. Celui-ci se trouve parmi nous. Le voici !

Et je désigne Pinson Robert, plus chauve que jamais.

Je prends un feuillet officiel dans le dossier et l’agite.

Ceci est l’extrait d’état civil de Daniel-Stéphan Pinson. Bon, vous avez tout bien suivi ? Parfait. Le contrat de confiance étant rempli, Bordeaux épouse sa femme une deuxième fois. Et la vie reprend, absolument identique à ce qu’elle était auparavant, tous les témoins de ce couple incroyable sont d’accords sur ce point, n’est-ce ?

Des hochements de tête confirment.

— Arrivons-en maintenant au nœud (si j’ose toujours m’exprimer ainsi) du drame. Du temps passe, la vie de chacun des époux s’organise. Valérie s’occupe beaucoup de son gosse, lequel est gardé par sa fausse grand-mère, la digne Mme Pinson. Bordeaux, quant à lui, travaille éperdument pour s’étourdir, et cherche dans des minables partouzes, dont il n’est, et pour cause, que le spectateur platonique, un crapuleux dérivatif à ses maux. Hélas, le mal se réveille. Le fameux cancérologue qui le suit (j’agite un nouveau papier) et dont j’ai réussi à obtenir les rapports, malgré le secret professionnel, grâce, j’en conviens, à des méthodes quelque peu illégales et qui coûtent cher (poum, ça c’est pour Alexis Lophone qui va bientôt recevoir notre facture !), ce fameux cancérologue, dis-je, diagnostique une rechute irrécupérable. Son verdict est sans appel : Cricri est condamné. Il ne lui reste plus que trois ou quatre mois de vie. Le comédien, informé de l’étendue du désastre, décide alors de finir « en beauté ». Vous me suivez ? Il veut en terminer de façon plus ou moins apocalyptique, Christian. Pour accepter sa fin prématurée, il va se payer le luxe inouï de l’organiser lui-même, dans un style flamboyant, à la Orson Welles. Ce, en enrichissant d’une façon phénoménale celle qu’il adore, malgré qu’il l’ait bafouée, et surtout en la vengeant. Alors, il se montre diabolique… Le mot est encore faible. Il devient le diable en personne. Il joue de sa qualité d’acteur, donc, d’être réputé farfelu, pour souscrire l’énorme prime d’assurance que nous savons. Ensuite, il écrit à Steve Fleep, lequel connaît dans sa ferme un bonheur que je vous qualifierai de « sans-mélange » si vous me jurez de dire partout que vous avez lu ça sur Jean Dutourt (et non pas « dans », puisque c’est impossible).