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C’était un bien curieux personnage qu’Hugues de Rabutin, grand prieur de l’ordre souverain de Malte. Grand soldat, grand buveur et grand orateur, il avait mené à travers l’Europe une vie agitée, héroïque et toute remplie du fracas des armes, du claquement des étendards et des luttes homériques contre les barbaresques en Méditerranée. Cette existence haute en couleur l’avait finalement mené à la haute dignité qu’il occupait magistralement mais dans laquelle il s’ennuyait quelque peu. Madame de Sévigné, qui le connaissait bien, l’appelait « notre oncle le corsaire » !

Mais, corsaire ou pas, Hugues de Rabutin adorait les siens et ne savait rien leur refuser. La façon dont s’engageait cette affaire de mariage ne lui disait rien qui vaille.

— Je n’aime pas beaucoup les façons de faire de ce père Clément, confia-t-il à son neveu. Que signifient toutes ces précautions et pourquoi donc tous ces mystères ? Tu as vu cette jeune femme et elle t’a vu ? Pourquoi ne pas lui avoir dit un mot ?

— On me l’avait fait promettre pour ne pas l’effaroucher.

— Effaroucher une veuve ? Ouais ! Eh bien, si tu veux m’en croire, la chose à faire est d’aller maintenant voir le père de la dame, de lui délivrer une demande en mariage en bonne et due forme et de prendre date pour les fiançailles !

Bussy-Rabutin se carra dans son fauteuil, étendit ses longues jambes bottées sur les chenets de la cheminée et soupira.

— Je le croyais aussi, mais il paraît que ce serait une grave erreur. Ces gens de robe tels que le père sont, paraît-il, les plus méfiants du monde. On n’entre pas chez eux aussi facilement que chez le Roi. Le père Clément dit qu’il y faut du temps et des intelligences.

— Sornettes ! gronda l’oncle corsaire. Qu’est-ce que ce père Clément qui retourne les rôles ? Comment ? Un Bussy-Rabutin fait à une fille de robins l’honneur inespéré de la rechercher en mariage et ces gens-là feraient la fine bouche ? J’ai bonne envie de les envoyer tous quérir sur-le-champ au fond de leur trou à rats et, une fois ici, de leur apprendre un peu qui nous sommes ! Ma parole, mais ils devraient être fous de joie !

— Eh bien, justement, ils ne le sont pas. Selon le père, ils n’aiment ni les gens d’épée, ni les grands seigneurs qu’ils accusent de les mépriser, ni les gens de Cour dont ils ont une peur bleue. Ils préféreraient, paraît-il, comme gendre, un digne magistrat avec une grande robe et un grand coffre bien garni d’écus. Voilà pourquoi il ne faut rien brusquer et pourquoi il est nécessaire de bien préparer les voies…

Le grand prieur haussa les épaules.

— Et les voies, naturellement, seront magistralement préparées quand ce bon père Clément aura fini d’emplir ses poches à ton détriment ? Il fait un drôle de métier, ton moine, mais puisque tu lui as déjà si bien graissé la patte, j’imagine qu’il faut attendre la récolte. Quand repars-tu pour l’Artois ?

— Dès demain. Monsieur le prince de Condé me rappelle et je dois rejoindre mon poste puisque je suis guéri. Mais le père Clément me tiendra au courant de ses démarches et de nos progrès.

— Bon ! Et s’ils ne sont pas assez rapides, préviens-moi, je m’en mêlerai à ma façon, conclut l’oncle avant d’emmener son neveu souper.

Le lendemain matin, comme il l’avait annoncé, Bussy-Rabutin reprenait la route du Nord et, fidèle à son habitude, se comporta vaillamment devant l’ennemi. Vers la fin du mois de mai, comme on assiégeait Péronne, il reçut du père Clément une lettre assez embarrassée et qui le laissa fort perplexe.

En gros, le digne religieux faisait savoir à son protégé que Madame de Miramion était fort indécise, qu’elle penchait assez du côté de son soupirant mais qu’elle n’était vraiment pas de taille à lutter contre sa famille. Or, celle-ci en tenait tellement pour la magistrature que, si Bussy-Rabutin voulait l’emporter, il lui fallait se résoudre à un coup de force.

« Vous devez, écrivait-il en substance, paraître obtenir d’elle par la contrainte ce que son cœur ne demande qu’à accorder de bon vouloir… »

En clair : Madame de Miramion souhaitait qu’on l’enlevât. Opération qui d’ailleurs se faisait beaucoup. Évidemment, cela n’allait pas sans scandale et Bussy, quelque peu surpris tout de même de recevoir pareil conseil d’un saint homme de moine, jugea plus prudent d’aller demander conseil à son chef.

Mais Condé était un homme d’action qui jugeait qu’un obstacle était fait pour être surmonté ou détruit. Il approuva pleinement le projet d’enlèvement, pourvu toutefois que Bussy-Rabutin voulût bien attendre que Péronne fût prise.

La ville tombée, le jeune comte regagna Paris à bride abattue pour mettre au point une opération un peu délicate mais dont dépendait son bonheur.

Naturellement, il trouva toute l’aide voulue auprès de l’oncle corsaire. Celui-ci mit à sa disposition les imprenables murailles de l’une de ses commanderies, le château de Launay, près de Sens, afin que Bussy pût y conduire sa belle (il ne pouvait être question, pour respecter les convenances, qu’il la conduisît sur l’un de ses propres domaines) et permit au jeune Guy de Rabutin, chevalier de Malte et frère du comte Roger, de prêter main-forte à son aîné.

Tout fut vite réglé et l’on entama la partie « exécution » du plan, sans se douter le moins du monde qu’une personne était à cent lieues d’imaginer ce qui l’attendait : Madame de Miramion elle-même, qui n’avait jamais eu le père Clément pour confesseur pour la bonne raison que le père Clément n’avait jamais confessé personne, n’étant qu’un rusé coquin habile à toutes sortes de mascarades pour soutirer de l’argent à de naïves victimes, industrie pour laquelle aucun habit ne lui avait paru plus confortable et plus lucratif qu’un froc de moine…

Ignorant ce détail, Bussy et son frère fixèrent l’enlèvement au 7 août. Ce jour-là, ils l’avaient appris par un domestique acheté, Madame de Miramion et sa belle-mère, chez qui elle séjournait alors, à Issy-les-Moulineaux, devaient se rendre en pèlerinage au couvent du mont Valérien.

Le temps était superbe et, dans leur carrosse, Madame de Miramion et sa belle-mère, la vieille Madame de Beauharnais-Miramion, roulaient paisiblement, les mantelets ouverts, en égrenant leur chapelet comme il sied lorsque l’on s’en va en pèlerinage.

La voiture approchait des rives de la Seine où l’on devait prendre le bac de Saint-Cloud quand, sortis des fourrés, des hommes masqués et armés bondirent à la tête des chevaux tandis que d’autres maîtrisaient cocher et valets. L’un des assaillants s’approcha du carrosse et salua les deux dames médusées.

— N’ayez aucune crainte, Mesdames, dit-il d’une voix agréable que le masque de velours noir étouffait un peu, il ne vous sera pas fait de mal.

Malgré cette belle assurance, les dames de Miramion crurent de leur devoir et de leur honneur d’opposer une vigoureuse défense, ce qui obligea Bussy et son frère à les maîtriser. Trois de leurs gens s’abattirent sur elles, pas assez vite cependant pour que la vieille dame n’ait eu le temps de saisir l’épée de l’un d’entre eux et de l’embrocher fort proprement. Le malheureux s’effondra, le poumon traversé. Force resta cependant aux assaillants. On put refermer les portières et, tandis que deux hommes s’enfermaient avec les prisonnières, le carrosse, escorté par les frères Bussy, s’enfonça au grand galop sous les ombrages du bois de Boulogne, qui n’était alors qu’une vaste et sombre forêt où les bandits trouvaient aisément refuge. On se dirigea vers Aubervilliers et Pantin pour rejoindre la route de Sens.

Toutefois, Madame de Beauharnais-Miramion appartenait à une race valeureuse et elle avait de la ressource. Tandis que sa belle-fille, terrifiée, priait éperdument dans un coin du carrosse, elle s’était établie près de l’une des portières et, malgré les efforts de son gardien, hurlait à pleins poumons :