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— Ni l’actrice ni moi n’avons réussi à réchauffer ce glaçon. C’est une âme de bouillie, un cœur de citrouille fricassé dans la neige…

La Champmeslé se montra moins sévère et garda un brin d’amitié au jeune homme. Elle ne lui en voulait nullement. D’ailleurs, elle avait bien autre chose à faire.

Racine, en effet, venait de remonter sérieusement dans son estime… et dans son cœur. Il était arrivé un matin rue Mazarine un gros paquet sous le bras. Ce paquet, il l’avait déposé aux pieds mêmes de la comédienne, qui, surprise, le regardait faire. Puis il avait relevé sur elle un regard si chargé d’amour que la jeune femme s’était sentie frémir.

— C’est ma dernière tragédie. Je l’ai écrite pour vous, Marie, en pensant à vous. Elle est née de l’amour profond que vous m’inspirez.

La Champmeslé s’était baissée, avait ramassé l’épaisse liasse de feuillets, l’avait doucement caressée de la main. Une étrange émotion s’insinuait en elle. Jamais son cœur n’avait battu si fort.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda-t-elle en se détournant pour cacher son trouble.

— Bérénice… Vous y serez merveilleuse.

 « Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers

 De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse

 Dont il puisse garder l’histoire douloureuse

 Tout est prêt ; on m’attend, ne suivez point mes pas… »

La voix d’or expira sur les lèvres de la Champmeslé. La salle explosa en bravos frénétiques, tandis que les seigneurs installés de chaque côté de la scène se ruaient vers la comédienne et que le rideau descendait noblement pour se relever encore plusieurs fois.

— Exquis, merveilleux, éblouissant. Ah, on se pâme de douleur à vous voir, ma chère, s’écria le marquis de Sévigné, qui malgré leur rupture ne renonçait pas à l’amitié de l’actrice ni à venir l’applaudir.

— N’entendit-on jamais rien de plus émouvant ? s’extasiait le comte de Saint-Amand. Quel art, quelle grandeur… Ma chère Marie, aucune comédienne n’a jamais su rendre ainsi de tels émois ni un si cruel renoncement.

Décidément, Bérénice remportait un grand succès. La première représentation avait été un triomphe que renouvelait chaque nouvelle soirée. Pressée de toutes parts, étouffée à moitié, Marie eut bien du mal à rejoindre sa loge, dont elle ferma la porte derrière elle avec une gentille fermeté.

— Accordez-moi quelques instants de repos, Messieurs, pria-t-elle gaiement. Je suis épuisée. Nous nous reverrons plus tard, à souper.

Les cris des seigneurs et des autres admirateurs s’estompèrent derrière le panneau de bois peint. Avec un soupir de soulagement, la comédienne se débarrassa de sa tunique de mousseline rouge et vint s’asseoir devant son miroir qu’encadraient des chandelles. Elle sourit à Jeannette, son habilleuse, qui s’empressait.

— Un de ces soirs, ils me tueront.

— Tu te tueras bien toi-même, fit une voix maussade sortie des profondeurs de la loge. Marie sursauta et vit dans son miroir la silhouette de Racine qui émergeait de l’ombre, entrait dans la lumière jaune des chandelles. Un pli profond se creusait sur le front du poète.

— Tiens ? Tu étais là ?

— Oui, tu vois. Tu ne m’attendais guère à ce qu’il paraît ?

La Champmeslé étouffa un soupir. Elle sentait monter la migraine, après cette représentation fatigante, et voilà qu’il ne trouvait rien de mieux à faire qu’une scène ? Depuis qu’elle était devenue la maîtresse de son auteur, c’est-à-dire peu de temps avant la première de Bérénice, sa vie s’était terriblement compliquée. Racine était effroyablement jaloux, et de plus c’était un inquiet perpétuel, que rien, jamais, ne paraissait satisfaire.

Pour tenter d’endiguer la scène qu’elle sentait venir, Marie sourit avec tendresse.

— Je n’osais pas t’espérer, dit-elle doucement. Je te croyais à la Cour…

— J’y étais mais j’en suis revenu et je suis bien aise d’apprendre qu’au lieu d’attendre sagement mon retour, tu t’apprêtes à souper en galante compagnie.

Non, décidément, elle n’échapperait pas au drame. Apparemment, Jean Racine tenait à sa scène. D’une main un peu nerveuse, Marie prit un peigne et le passa dans ses boucles épaisses.

— Galante compagnie, c’est beaucoup dire. Je reçois quelques amis, toujours les mêmes : Despréaux, La Fontaine, Salé, Roselis, Sévigné…

— Des amis ? Tes amants, oui, anciens ou présents.

Avec un soupir, Marie se leva et vint poser ses mains sur l’épaule du poète.

— Ne sois donc pas si jaloux, Jean. Tu sais bien que mon mari est toujours présent et que mes petits soupers d’Auteuil ne sont pas bien méchants.

— On y boit ferme, on y dit force bêtises et on en fait plus encore. Tu te damneras, Marie, à vivre ainsi.

Que son amant passât son temps à la menacer d’une vie éternelle lamentable était une des choses que Marie détestait le plus. De son enfance austère, trop pieuse peut-être, passée à Port-Royal, Racine avait gardé une religiosité rigide et intransigeante… pour les autres. Lui-même ne pouvait tolérer la moindre critique, ni sur son ouvrage, ni sur sa vie intime… Marie haussa nerveusement les épaules.

— Crois-tu donc que je me damne moins dans tes bras ? Après tout, je suis mariée et je trompe mon mari avec toi. Cela ne te tourmente guère, à ce qu’il paraît. Maintenant, laisse-moi. J’ai besoin de calme. Va-t’en.

Le visage de Racine se figea tandis que son œil se glaçait.

— Tu me chasses ?

— Je ne te chasse pas. Je te demande de me laisser seule un moment… Au surplus, tu peux très bien venir souper avec nous à Auteuil, je t’invite.

— Grand merci… je n’aime pas partager.

Sur cette méchanceté, Racine s’en fut en claquant la porte, laissant Marie, plus soulagée qu’inquiète, achever de se démaquiller.

Ces petits soupers d’Auteuil étaient la bête noire de Racine. Depuis que les Champmeslé avaient acheté une petite maison champêtre dans ce village aimable et vert pour s’y reposer des fatigues de la scène, ils aimaient y recevoir leurs amis, surtout à la belle saison. Le village était de plus en plus à la mode depuis une cinquantaine d’années que l’on y avait découvert des eaux curatives, et nombre de personnalités du monde et des arts y prenaient terre. Molière y logeait fréquemment.

Chez les Champmeslé, toute une bande joyeuse de gais lurons et de jeunes femmes aussi jolies que peu farouches se réunissait souvent pour des soupers qui se terminaient parfois fort tard. Mais de grands jardins entouraient les maisons et le bruit ne gênait personne. La règle était de bannir la tristesse, l’hypocrisie et la pruderie et, parfois, la fête dégénérait en orgie, ce dont Racine avait une profonde horreur. Il refusait toujours d’y paraître.

Ce soir-là pas plus que les autres il ne rejoignit la riante compagnie. S’il l’eût fait, il eût été rassuré, car Marie n’assista pas davantage au souper. Comme elle allait quitter le théâtre pour monter en carrosse et rejoindre ses invités, une femme, vêtue comme une servante de bonne maison mais masquée, sortit d’une encoignure et s’approcha d’elle.

— Une personne de haut rang, qui ne vous veut que du bien, souhaiterait s’entretenir avec vous sans témoins, Mademoiselle. Voulez-vous me suivre ?

— Comment ? Tout de suite ? s’étonna la comédienne. J’ai des amis qui m’attendent et ma soirée est prise. Ne peut-on remettre à demain !

— Demain, la personne en question ne sera pas libre. Et elle est de celles que l’on ne peut faire attendre. Venez-vous ?