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Isabelle et moi avons été recueillies rapidement par des amis d’amis installés à El Biar, un des plus beaux quartiers d’Alger. Notre famille d’accueil faisait partie de cette catégorie d’Algérois irréductibles aux injonctions des religieux. Chez nos hôtes, le décalage de style de vie avec la population me semblait manifeste. Nous habitions chez des citoyens du monde, comme moi. Grands cœurs, vrai sens de l’accueil, ils partageaient les qualités de beaucoup de voyageurs… Depuis leur maison, on profitait d’un splendide point de vue sur la ville. Je songeais à ma mère, qui jeune fille contemplait ce même paysage. De cap Caccin à cap Matifou, la baie consacre l’union d’une mer éblouissante et de montagnes majestueuses.

Le confort que nous offraient nos hôtes contrastait avec les conditions de vie spartiates auxquelles nous étions habituées dans mon petit bateau. Je pensais à lui, Largade — c’est ainsi que je l’avais baptisé —, amarré à ce même quai où accostent les énormes ferries qui font l’aller-retour de Marseille ou de Barcelone. Ces monstres marins à la gueule grande ouverte embarquent dans leurs entrailles des voitures surmontées de paquets arrimés avec des moyens de fortune. La France entière se rassemble ici; la diversité des plaques d’immatriculation en témoigne. Les passagers débarquent en famille pour passer des vacances «au pays».

Nous étions l’unique bateau de plaisance dans le port d’Alger et attirions donc beaucoup l’attention. Personne ici n’avait jamais vu deux femmes seules s’aventurer à croiser dans ce coin de la Méditerranée. Il n’y avait d’ailleurs aucun plaisancier sur cette côte du Maghreb. Les instructions nautiques avertissaient les marins qu’ils n’y étaient pas les bienvenus — c’est ce genre de mise en garde qui, précisément, éveilla ma curiosité. Si j’avais désiré rencontrer des plaisanciers, je serais allée en Corse. Moi, je voyage pour découvrir de nouveaux horizons. J’aime les terres vierges de touristes.

Nos hôtes, Rachida et son frère Halim, nous ont fait découvrir les trésors de ce pays magnifique, riche d’une histoire exceptionnelle. Nous nous sommes promenés au milieu des ruines romaines de Tipaza. L’Antiquité y déploie ses trésors au bord de l’eau. C’est là que nous avons sympathisé avec Leila, une navigatrice algérienne, probablement la seule dans ce pays. Son bateau était ancré à La Madrague, à côté d’Alger. Entre cette Madrague algéroise et ma Madrague marseillaise, se noua un lien d’amitié tissé par les deux coureuses d’océans que nous sommes! Belle et singulière coïncidence, qui porterait ses fruits: Leila participerait à L’Odyssée des femmes, course à la voile à travers la Méditerranée que je souhaitais organiser pour transmettre la passion du grand large aux femmes de tous les azimuts.

Après une dizaine de jours, et de très belles rencontres, nous mettions le cap vers la Kabylie et gagnions Tigzirt. Un petit port de pêche où les Romains s’étaient installés. Ils choisissaient toujours avec beaucoup de discernement les lieux où ils s’établissaient. La relative modestie de Tigzirt ne présage en rien de sa richesse passée. Comptoir phénicien, puis port carthaginois, il a été agrandi et embelli par l’empereur Septime Sévère, qui en fit une importante cité. L’épisode qui peut sembler anodin prend tout son sens lorsque l’on sait que Septime, quoique citoyen romain, était d’origine berbère! Détail d’importance, qui montre que les civilisations ne sont jamais construites d’une seule pièce. Et ici, comme ailleurs, le mélange harmonieux des peuples et des cultures est source de vie et de richesse.

Je prends peu à peu conscience de ma situation et la détresse m’envahit comme l’eau alourdit mes vêtements. De mon bateau, à présent, je ne distingue plus que le feu de mât. Autour de moi, le noir, rien que le noir. L’eau n’est ni chaude ni froide. Je ne la sens pas, je flotte comme en apesanteur. Cosmonaute échouée au milieu d’un univers immense, démesuré, inconnu, effrayant. Je flotte à la verticale, remuant du mieux que je peux pour ne pas couler. Impuissante, je suis des yeux le long sillage de mon bateau qui a déjà disparu. Ce soir tout est noir. Le premier croissant de lune vient de se coucher — ciel et mer s’assemblent dans le noir.

Une belle nuit étoilée sans aucun nuage se révèle peu à peu. Il est un peu plus de minuit, ou un peu moins, car cette nuit c’est le changement d’heure. Nous passons de l’heure en temps universel plus deux heures, soit l’heure d’été, à l’heure d’hiver, temps universel plus une heure. Pour nous, les marins naviguant sur les mers du monde, cela ne change rien, nous vivons à l’heure solaire, nous sommes réglés sur l’heure en temps universel (TU); c’est l’heure du méridien de Greenwich (GMT time).

Pour moi ce soir, peu importe l’heure. Je suis à l’eau, tombée loin de mon bateau, seule et impuissante face à mon destin. Il est terrible, ce silence; je m’y enfonce comme dans un puits, lorsque, après avoir cherché mentalement toutes les possibilités de salut, je n’en trouve aucune qui soit à ma portée. Au silence du grand large, au silence de la nuit, vient se joindre, effrayant, insupportable, cauchemardesque, ce silence de l’effroi, il se dresse devant moi telle une muraille infranchissable, un mur glacé qui signifie que je vais mourir.

Hocine, l’entraîneur de l’équipe nationale de voile, rencontré à Alger, m’avait recommandé cette escale à Tigzirt. Il nous y attendait. Il n’était pas le seul à guetter mon arrivée! Parmi tous les chats abandonnés qui erraient sur le port, l’un d’eux vint vers moi en miaulant. C’était un chat roux — on dit que les chats roux portent bonheur. Avant d’aller me dédouaner de la corvée administrative, j’ai pris la décision de l’adopter s’il m’attendait toujours à mon retour. Après de longues heures de palabres, je revins sur le quai. Pas de chat. J’étais sur le point de renoncer à lui lorsqu’un gamin me présenta une minuscule créature rousse qu’il serrait dans le creux de ses mains. C’était un petit animal tigré, tout maigre, aux grandes oreilles et aux yeux exorbités. J’avais retrouvé mon protégé. C’est ainsi que Bylka devint notre nouveau passager. À présent nous étions trois à bord. Une bien mauvaise affaire pour ce pauvre Bylka, qui, comme tous les chats, aurait sans doute préféré la chaleur d’un foyer et le confort d’un fauteuil au pont d’un voilier battu par les flots et le vent! Il était loin de se douter de ce qui arriverait à sa nouvelle «maman», un mois à peine après son adoption.

Nous avons longé les côtes splendides, totalement vierges et sauvages de l’Algérie; puis celles du nord de la Tunisie — tout aussi désertes. J’ai choisi de laisser mon bateau une semaine à Sidi Bou Saïd pour faire un aller-retour en paquebot: Isabelle et moi avions quelques rendez-vous en France. Nous avons quitté Carthage accompagnées de Bylka qui disposait maintenant d’un passeport de «chat européen»!

Nous laissions derrière nous les vestiges de cette civilisation méditerranéenne. Les Romains avaient tout construit à partir de l’eau. Les bains, les thermes attestent de ce savoir que nous avons perdu. La vie en mer, la solitude, l’ivresse que font naître les dizaines d’heures de veille passées à chevaucher les flots déchaînés, m’ont rendue sensible, plus que toute autre, à ce qui, chez l’homme, participe d’une symbiose avec la nature. J’ai toujours cherché à vivre en harmonie avec cette planète qui nous donne la vie et dont nous sommes responsables. Marin, je le suis par vocation; écologiste, par nature. Comment donc ne pas m’émerveiller devant ces peuples de l’Antiquité qui avaient su construire sans dénaturer? Je regrette de constater que nous avons oublié l’art de vivre en harmonie avec la nature. Nous n’avons conscience de la puissance de l’eau que lors des inondations ou des sécheresses. Les Romains ne faisaient pas une ville sans prévoir une bonne gestion des stocks d’eau. Avant d’édifier la ville elle-même, ils établissaient un plan souterrain en fonction des besoins. Cette précaution n’envisageait pas seulement les possibilités de sécheresse, mais aussi les risques d’inondations. Aqueducs, égouts, puits et citernes attestent de ce savoir-faire particulièrement impressionnant à Carthage, sur le site des imposantes citernes de La Malga. Carthage, ville phénicienne, était tombée aux mains de Rome après quatre années de siège. Elle témoigne du plus haut degré de civilisation atteint par les Romains, mais aussi de la grandeur de toutes les civilisations méditerranéennes de l’Antiquité. Il faut dire que les villes étaient moins peuplées que les grandes métropoles modernes. Nous étions beaucoup moins nombreux sur la planète. Les travaux à réaliser étaient de moindre ampleur. J’éprouve pour ces peuples qui sont à l’origine du monde moderne une véritable fascination. Phéniciens, Grecs, Romains sont nos pères dans l’histoire du monde.