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Le destin avait frappé à ma porte en 1976, aux États-Unis. J’étais partie seule pour trouver un embarquement à l’arrivée de la Transat en solitaire. J’espérais que des marins chercheraient des équipages pour ramener leur bateau vers l’Europe. J’attendais sur le quai où étaient amarrés les bateaux après l’arrivée de la course. J’étais habillée à la mode de cette époque. Un peu hippie: short coupé au ras des fesses, chemise indienne et un bandeau autour du front dans les cheveux. J’étais jeune. J’étais jolie. J’avais dix-huit ans, l’âge où l’on veut conquérir le monde, où l’on part sans hésiter à la poursuite de ses rêves. J’arpentais les quais, mais trop timide je n’osais demander à personne de m’embarquer. Je suis entrée dans le yacht-club pour prendre un café. Un homme s’approcha de moi. Il portait un maillot de bain complètement démodé, bleu marine rayé de petites lignes rouges. L’entrée du yacht-club lui était bien évidemment interdite: il était torse nu. Je lui proposai d’enfiler mon blouson de mer. Il me regarda droit dans les yeux, me sourit et me dit:

«Mademoiselle, voulez-vous traverser l’Atlantique avec moi?»

Il venait de traverser l’Atlantique en solitaire et n’avait pas vu de femmes durant de longues semaines. Il ne cherchait sans doute qu’à me séduire. Il venait de gagner dans sa catégorie, les moins de quinze mètres, sur un voilier en aluminium brut baptisé Petrouchka. Son nom était Jean-Claude Parisis. Il ne m’était pas inconnu; je connaissais sa réputation. Il travaillait pour Marc Linski dans son école de voile. Linski était un ami de mon père; il était venu s’installer à la maison lorsqu’il écrivait pour lui La Voile sauvage. Il avait créé une école de haute mer avec des «guides» qui n’étaient autres que de vrais coureurs de mer. La plupart étaient engagés dans cette course en solitaire. Parisis était venu à la voile quelques années plus tôt. D’origine périgourdine, il travaillait à l’usine, et c’est en montant des Abribus à Marseille qu’il avait rêvé en apercevant les bateaux de Marc Linski. C’était un homme puissant, charmant. Par son bon sens, il tenait du paysan… et du marin. Il avait aussi le sens inné de l’amitié.

Je me suis entendue dire «oui». J’avais rencontré ma planche de salut. Je ne comprenais pas que mon avenir était en train de se jouer. Souvent à cet âge-là, l’avenir, chargé de rêves et de mystères, semble indéchiffrable. Ce n’était pas mon cas. Moi, je rêvais juste de traverser l’Atlantique. Pour découvrir l’immensité de la mer.

En embarquant avec Parisis, j’avais en revanche conscience de la chance énorme qui m’était offerte. Qu’on imagine un peu la scène: une jeune fille, encore adolescente, porte en elle un rêve fou, tellement fou que n’importe quelle personne sensée lui dirait: «Tu rêves, ma fille.» Et soudain, un homme apparaît. Et dans un sourire, il offre son rêve à cette jeune fille, comme ça, sans ambages. «Oui», je me suis entendue dire «oui». L’aventure me fut offerte comme on offre un bouquet. Jean-Claude Parisis fut le magicien qui combla mes aspirations en une seule phrase. Il fut aussi mon premier amour.

C’était la première fois que mon cœur battait à tout rompre.

Durant cette traversée de l’Atlantique, j’allais trouver mon paradis, mon univers: la mer. Nous vivions au rythme des couchers de soleil avec pour seules limites le ciel immense et la courbe de l’horizon, pour seule compagnie les dauphins et le souffle des baleines. Juste après ce retour, je décidai de suivre Jean-Claude. Un matin, je laissai un mot à mes parents sur mon oreiller et filai vers Nice pour le retrouver. J’avais dix-neuf ans et j’étais décidée à prendre le large.

Qu’on ne se trompe pas sur ma vie intime de jeune femme. Je déteste mentir. Je ne veux pas en faire un mystère: j’avais eu pas mal d’aventures, depuis mon adolescence.

Plus tard, lorsque Paris Match titra: «Florence Arthaud a un fiancé dans chaque port», mon père me lança qu’il avait honte de sa fille. En vérité, je n’ai jamais eu trop de place en moi pour une vie amoureuse. J’ai mené une existence bien remplie, un peu tumultueuse, c’est vrai. Aucun homme ne m’a comblée autant que l’océan; c’est la mer qui me fait vibrer, l’océan m’emporte. La vie de couple ne m’a jamais fait rêver. J’aime trop ma liberté!

Mon bateau a totalement disparu. Je ne le vois plus. Il a été englouti par la nuit et le silence. Ce soir la mer est muette. La mort, telle une ombre, rôde autour de moi. Elle m’entoure. Elle m’enveloppe comme un suaire. Sur mon bateau, je n’ai aucune raison d’avoir peur. Je n’ai pas peur de la mer, ni des grosses tempêtes. Elles m’effraient moins que la cruauté humaine. Mon bateau a disparu, avalé par la nuit. À son bord, il n’y a plus que Bylka, unique moussaillon. Je crois qu’il a miaulé. Puis plus rien. J’ai peur. Je suis perdue. C’est absurde, insupportable. L’évidence, l’affreuse évidence, s’impose à moi. Je vais mourir noyée, engloutie par l’abîme des profondeurs et les ténèbres de cette nuit noire. L’eau m’envahit. Elle s’est glissée dans mes vêtements, imprègne mes sous-vêtements polaires. Plongée dans cette immensité liquide, je commence à me sentir aspirée par le fond. Noyée dans ce silence macabre et insupportable. Silence de la mer. Silence du ciel. Silence de tout ce qui m’entoure. J’ai peur. Peur des profondeurs marines. Peur de l’obscurité. Peur de ce ciel rempli d’étoiles muettes et froides. Peur de mourir. Tabarly a disparu de la même façon. Il est tombé, après avoir été frappé d’un coup de bôme. Ses équipiers disent avoir entendu sa voix, puis plus rien. Je pense à lui.

J’avais rencontré à Auckland l’équipage Pen Duick VI, lors d’une escale de la course autour du monde. C’était toujours en 1976. Il y avait là Titouan Lamazou, les frères Poupon, Jean-Louis Étienne, Jean-François Coste. Tous jeunes et jolis garçons. De ces moments-là est née entre nous une amitié inébranlable. J’étais venue rejoindre mon amoureux, Jean-Claude Parisis, qui était parti avec Alain Gabbay faire la «Whitbread», la fameuse course autour du monde. Je voulais qu’il m’emmène. Sa réponse avait été catégorique:

«Jamais je n’imposerai ma fiancée comme équipière sur un bateau.»

C’était avec de chaudes larmes que j’avais regardé partir tous ces bateaux… sans moi. Beaucoup prétendaient qu’une femme dans l’équipage perturbe nécessairement les hommes qui ne sont pas de marbre… J’opposai à ce jugement une réaction qui engagea toute ma vie.

«Allez vous faire foutre, me suis-je dit. Puisque c’est ainsi, j’irai naviguer toute seule.»

Alors, l’idée de participer à la Route du Rhum commença à naître en moi. Cette décision ne donnait pas de solution immédiate à mon problème. J’étais aux antipodes. Sans bateau, sans argent, mais avec un sacré rêve en tête: faire la Route du Rhum, malgré mes dix-neuf ans et sans jamais avoir navigué en solitaire. J’étais hantée par mon projet. Mon retour en France fut agrémenté par un séjour d’un mois en Polynésie. De ces îles enchanteresses, à l’approche de Noël, j’envoyai une petite carte de vœux à mes parents. Nous avions totalement coupé les ponts depuis ma fugue, un an auparavant. Je pensais naïvement qu’ils viendraient me chercher à l’arrivée de l’avion. Je n’avais presque pas d’argent. Durant les quatre semaines de mon séjour à Tahiti, j’ai vécu avec à peine cinq francs par jour, hébergée chez l’habitant. Je dus même loger dans un hôtel peu recommandable à Raiatea où, toute la nuit, des hommes vinrent frapper à ma porte. Je me liai d’amitié avec une jeune Tahitienne. Ses parents, chez qui j’habitais, me trouvaient affreusement maigre. Pour subsister, je volais des boîtes de thon et quelques oranges dans les petites épiceries tenues par les Chinois, craignant les représailles si je me faisais choper. Avec ma nouvelle copine, jolie vahiné dont j’ai oublié le nom, nous allions sur le récif à Bora Bora ramasser des sortes de gros bigorneaux que nous mangions tout crus après les avoir fracassés sur le corail. Elle les trouvait délicieux et moi détestables. Les eaux turquoise du lagon regorgeaient de coquillages merveilleux dont les touristes raffolaient. J’avais faim. Je récupérais des coquillages que j’essayais de vendre. D’abord accueillie par la famille de ma nouvelle amie, je finis par trouver à me loger dans une chambre d’hôte pour cinq francs par jour. Le soir, nous faisions la fête au son des ukulélés.