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De retour à Tahiti, je rencontrai Moitessier. J’avais connu Bernard dont mon père avait édité tous les écrits et, parmi eux, La Longue Route, le récit de son aventure solitaire lors du Golden Globe Challenge, la première course autour du monde en solitaire, en 1968–1969. Je l’admirais…

C’était un marin philosophe. Un précurseur comme tous ceux qui prirent le départ du premier Golden Globe Challenge. Ce défi incroyable était financé par le Sunday Times; c’était la première course autour du monde en solitaire sans escale.

Il n’y eu pas de départ collectif: les concurrents étaient autonomes. À condition qu’ils partent d’un port situé au-delà de quarante degrés de latitude nord entre le 1er juin et le 31 octobre 1968, ils pouvaient participer. Ils devaient tous réaliser un tour du monde en solitaire par les trois caps (cap Horn, cap Leeuwin et cap de Bonne-Espérance) sans toucher terre, sans aide extérieure ni ravitaillement.

Des neuf concurrents engagés, seul le Britannique Robin Knox-Johnston, sur son ketch de dix mètres Suhaili, revint à bon port. Alex Corozzo, John Ridgway, Loïck Fougeron et Leslie King abandonnèrent avant même de quitter l’Atlantique. Chay Blyth — qui avait pris la mer sans aucune expérience de la navigation — franchit le cap de Bonne-Espérance avant d’abandonner. Nigel Tetley sombra, alors qu’il était en tête, à mille cent milles de l’arrivée. Donald Crowhurst — qui avait communiqué par radio de fausses positions en faisant croire qu’il effectuait réellement son tour du monde — se suicida. Bernard Moitessier, lui — alors qu’il était en tête de cette course mythique — , décida après le passage du Horn de continuer sa route vers Tahiti, ce qui représente un demi-tour du monde en plus. Après ces mois de méditation solitaire autour du monde, il aspirait à une vie proche de la nature, plus spirituelle dans les îles polynésiennes où tout lui semblait intact et joyeux.

Tous ces gars naviguaient sur de petits bateaux de dix ou douze mètres maximum, chargés à bloc de vivres et d’eau pour plus de trois cents jours de mer, en affrontant les quarantièmes rugissants et les cinquantièmes hurlants. Ils sont de vrais héros, de vrais aventuriers, de vrais précurseurs…

Nous avons déjeuné sur l’herbe devant son bateau amarré face à la poste. Bien d’autres aventuriers s’étaient laissé envoûter par la paix et la magie de ce paradis terrestre.

Nous étions en pleines années «peace and love». Certains partaient faire du fromage de chèvre dans les Pyrénées, d’autres allaient à Katmandou, d’autres encore larguaient les amarres pour le bout du monde. Tous cherchaient un monde meilleur.

À Paris, personne ne m’attendait. J’arrivai à l’aéroport avec vingt centimes en poche. Un passager accepta de me déposer chez une copine.

Mes parents, dont je n’avais pas eu de nouvelles depuis mon départ brutal, n’avaient pas répondu à ma carte. Cela faisait un an que j’avais claqué la porte de la maison en leur laissant un simple mot sous l’oreiller; j’étais convaincue que ma famille ne voulait plus me voir…

C’était la semaine du Salon nautique. Je décidai d’aller y faire un tour et, au détour d’une allée, je croisai ma mère. Après de chaudes embrassades, elle me proposa de passer dîner à la maison pour raconter mes voyages et les péripéties que j’avais dû affronter depuis que j’avais quitté le cocon familial.

Mon père cherchait un navigateur pour convoyer son voilier de Toulon aux Antilles, là où mon frère faisait son service militaire. J’avais toujours dans l’idée de participer à la Route du Rhum; ce convoyage était une occasion formidable de m’entraîner sur ce trajet. J’ignorais à ce moment-là que c’est précisément de ce bateau que je tomberais, trente ans plus tard.

Je proposai alors un marché à mon père.

«OK, papa, je ne te demande pas d’argent, seulement le paiement de mes frais et mon billet de retour, à condition de le faire seule.»

Mon père était réticent à cause des risques de collision en Méditerranée et le long des côtes africaines où il y a énormément de trafic (cargos, chalutiers, plaisanciers).

«Prends un équipier jusqu’aux Canaries, ensuite, si tu veux, tu traverseras l’Atlantique seule jusqu’en Guadeloupe.»

Marché conclu.

Je venais d’avoir vingt ans. Mon cousin Marc, qui lui en avait dix-huit, serait mon équipier jusqu’aux îles Canaries. Et de là je m’élancerais seule pour la Guadeloupe. Cette traversée serait un formidable entraînement pour la Route du Rhum. Nous étions en mai 1978 et il ne fallait pas perdre de temps pour partir avant la période des cyclones.

À l’époque, je devais subir une petite intervention chirurgicale à Tanger où je connaissais un couple de médecins; cela allait nous retarder un peu…

Cependant, mon principal problème était surtout que je manquais d’argent. Mais mon père avait mis à bord une caisse de whisky en prévision de sa croisière aux Antilles. Nous étions à Gibraltar où la bouteille de whisky, détaxée, s’achetait huit francs. À Tanger, nous savions que nous les revendrions à prix d’or! Nous chargeâmes donc le bateau de quelques caisses pour les passer en douce.

Le douanier ferma les yeux sur notre cargaison, et Marc, mon cousin, écoula notre stock au marché noir. Il réussit à vendre cinquante francs des bouteilles que nous avions payées huit francs! Notre caisse de bord était renflouée. Nous pouvions appareiller pour de nouvelles aventures!

Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas connaître cette chose affreuse qui vous frôle dans les situations extrêmes et qu’on appelle «mort»…

Il doit être minuit. Je ne sais pas exactement. Je n’ai aucune chance de me sortir de là. Je ne me dis pas cela de cette façon, bien sûr. Au moment où j’écris ces lignes, je suis sauve. La mort m’a accordé un sursis. Alors c’est facile d’écrire: «Je meurs.» Facile de dire: «J’ai failli mourir.» Mais à l’instant où, sur le point d’être engloutie, la certitude est là, sourde, inexorable, je n’ai aucun moyen de le dire à personne. À personne! Je suis seule, absolument abandonnée. Lorsque j’aurai été avalée par la mer, on dira: «Florence Arthaud a disparu en mer.»